Le XIXème siècle est fasciné par la mort. Du romantisme sinistre de Goethe à la poésie gothique de Poe, en passant par les tables tournantes de Victor Hugo ou Le Vampire de Polidori, la littérature de ce temps est imbibée de revenants et d’ectoplasmes. Comment en être étonné en un âge où les progrès de la science permettent enfin de fossiliser ce qui ne pouvait l’être : le son, l’image, et bientôt le mouvement. Comment en être étonné en un âge où les progrès de la science semblent confirmer toutes les intuitions occultes de la sorcellerie et de la superstition. L’électricité, le magnétisme, la médecine offrent la maîtrise de forces invisibles. En parallèle, les romantiques, par fascination, déterrent les vieilles croyances médiévales, les châteaux hantés, les lutins et les elfes, les diables ricanant au sommet des églises, les ogresses terrées au fond des étangs, et l’Ankou, promenant sa faux au travers des chemins creux.
C’est nourrie de contes celtes et slaves, mais aussi d’un imaginaire funèbre issu tout droit de Poe, que Barbara Rupik dessine sa fantasmagorique vision de l’au-delà. Duszyczka (traduit en The Little Soul), achevé en 2019, est son quatrième court-métrage. Primé à la Cinéfondation de Cannes l’an passé, il est présenté dans la section Labo à Clermont-Ferrand ces jours-ci. Un petit spectre émerge d’une carcasse en décomposition. D’abord seul, il croisera un petit cheval blanc, lui aussi accouché d’une charogne. Tous deux remonterons le cours de la rivière sombre qui coule paisiblement tout à côté de leurs cadavres. Au bout de leur voyage, les attendent un monde grotesque et surréaliste, une cacophonie d’aberrations croisées de Bruegel et de Bosch. Là, notre « petite âme » devra faire le choix entre deux formes très différentes de l’Enfer.
En neuf minutes, Barbara Rupik concentre tout un folklore macabre, croisement de figures archétypales et de superstitions intemporelles. Sa rivière, boueuse à souhait, c’est le Styx, l’Achéron, la mare aux damnés que nous retrouvions, il y a quelques siècles encore, dans chaque province de notre monde. Du Moyen Âge, elle tire son petit peuple, ici fait de fantômes, qui s’attroupe loin des hommes en d’étranges festivals, poussant hululements et cris de nourrissons. Des écrits d’Edgar Allan Poe, reste le marécage safrané de Silence, le cheval funeste de Metzengerstein, et le battement régulier du Cœur Révélateur.
Duszyczka c’est aussi, pour sa jeune réalisatrice, l’occasion de synthétiser son propre travail. Nous retrouvons ainsi son goût des textures décomposées, mis en avant dans Wcielenie (Incarnation) en 2017, ou ce destrier pâle, messager de la mort, qui était déjà au centre de Piąty jeździec (Le Cinquième Cavalier) en 2014. De film en film, sa technique ne cesse de s’améliorer, de toucher plus juste. Elle fait ici le choix d’une animation en bas-relief, faite de matières visqueuses et de crasse décomposée. Toute l’action ne se déroulera que sur un axe horizontal – la rivière, toujours présente dans la partie inférieure du plan, servant de repère. L’univers s’en trouve spatialement limité, réduit à la configuration très picturale d’une fresque. Ici, pour les personnages comme pour le spectateur, il n’ y a qu’une route à parcourir. Cette revendication par la forme d’une œuvre purement plastique se trouve encore renforcée par le choix de l’arrière-plan, qui transparaît parfois à travers les couleurs les plus fines : une simple toile de peintre.
Mais par dessus ce cadre très stylistique, le film prend l’apparence d’un véritable maelstrom de vase et de chair morte, de peinture et de poteries gluantes. Ici, tout est informe, incohérent, délire psychédélique et cauchemardesque inondé d’absinthe et d’opiacés. D’une densité surnaturelle, aussi hypnotisant par son image que par sa bande-son, nous ne pouvons qu’espérer qu’un tel film serve de tremplin à son auteur, tant le désir est grand pour le spectateur de voir cet univers encore développé. Élégie aux âmes disparues, ode à la solitude et à la mélancolie, Duszyczka est un véritable joyau de poésie gothique, de ce gothisme ancien et noble que notre art semble avoir aujourd’hui perdu.