Dans son deuxième court-métrage, Raout Pacha, qui vient de remporter le Prix Canal + et le Prix du rire « Fernand Raynaud » à Clermont-Ferrand, la comédienne de formation Aurélie Reinhorn nous invite à repenser la notion de travail aux côtés de trois personnages aussi fantasques qu’attachants, empêtrés dans des travaux d’intérêt général.
Format Court : D’où t’est venue cette envie de réinterroger la valeur travail ? N’as-tu pas toujours évolué dans une sphère artistique supposée peu castratrice ?
Aurélie Reinhorn : Avant d’exercer mon métier de comédienne, j’ai connu une adolescence mouvementée. Mon père, qui a fait l’ENA, a une idée très normative de la société, avec des critères de réussite bien précis. De l’autre côté, ma mère, que j’ai suivie après le divorce de mes parents, n’est pas carriériste, elle ne s’est jamais définie par son travail, et a fait le choix de déménager tout le temps. Au Maroc, en Lozère, en Guyane française, à Madagascar, au Sénégal, au Luxembourg. C’est cette éducation, double et ambulante, qui m’a amenée à reconsidérer les choses, à être sensible au mépris de classe. J’étais une bonne élève et j’aimais plutôt l’école mais la douleur est arrivée au fur et à mesure que mon envie de faire du théâtre s’affirmait. Après le bac, je suis entrée dans une prépa littéraire option sciences politiques, où on nous disait qu’on était l’élite de la nation alors qu’on venait d’avoir dix-huit ans. Ca me mettait mal à l’aise et je n’ai pas tenu plus de trois mois. Je suis alors montée sur Paris pour faire du théâtre. C’était un choix difficile à assumer à ce moment-là. C’était la première fois que je ne faisais pas ce qu’on attendait de moi. Mais ça a été très émancipateur de me jeter dans le vide absolu. Pour financer mes études au Conservatoire du 5ème arrondissement puis à la Comédie de Saint- Étienne, il fallait que je trouve du travail, notion sur laquelle j’ai continué à m’interroger. Je la trouvais de plus en plus suspicieuse, autant que l’intérêt qu’on y porte au point de l’essentialiser comme un moteur de vie central. De là est né mon désir de personnages marginaux. La question du film, c’est : “Qu’est-ce que la valeur travail quand elle est posée à deux personnages pour lesquelles elle n’a aucun valeur ?”. Dans Raout Pacha, Varec et Clint se débrouillent comme ils peuvent et ne font que la déplacer.
Pourquoi avoir choisi l’absurde pour traiter d’un thème aussi social, aussi ancré dans le réel ?
A.R. : Je viens du théâtre et la représentation théâtrale se réinvente de soir en soir, laissant une place importante au regard du spectateur. En tant que spectatrice, j’ai été plus frappée, agitée quand j’ai vu des œuvres qui n’étaient pas claires pour moi, que ce soit au théâtre ou au cinéma. Devant Beckett bien sûr, Le charme discret de la bourgeoisie de Buñuel, les Monty Python, le cinéma danois ou suédois de Roy Andersson. Tarkovsky, par exemple, je ne savais pas ce que j’avais vu mais je savais que j’étais face à quelque chose d’important pour moi, au-delà de moi. De la même façon, je veux raconter des histoires qu’on n’est pas sûr de pouvoir situer, qui laissent une part active au spectateur. J’aime que ce ne soit pas si simple pour le spectateur de statuer sur ce qu’il est en train de vivre. Je sais qu’on peut trouver ça horrible, que ça peut cliver. Quand 1400 personnes rient à un même moment de ton film, c’est une expérience unique dans ta vie mais la plupart du temps ça fonctionne par grappes. Quinze se marrent sur un truc précis alors que trente autres restés perplexes riront d’une autre situation. Ca me va bien, ça m’inquiéterait de faire un film unanime.
Pour écrire une histoire “classique”, il y a des recettes plus ou moins simples à appliquer. Mais pour écrire un truc aussi barré, c’est quoi le processus ? Etais-tu en état d’ébriété ?
A.R. : Pas du tout ! Je pars toujours des acteurs avec lesquels je vais travailler et j’essaie de sentir leur point de démence. Dans la libido du travail, ça m’excite beaucoup d’aller chercher cet endroit irréparable, irrévérencieux qu’on va pouvoir faire émerger d’une personne. Je me demande : “Qu’est-ce que j’aimerais voir ? Qu’est-ce qui me fait rire ?” Mais j’essaie tout le temps de me tendre des pièges. Quand je sais où je vais aller je m’auto-piège, il faut s’auto-niquer en fait. J’écris des trucs qui me passent par la tête et une fois qu’on a compris très concrètement les enjeux, les situations, les objectifs même s’ils sont souvent complètement décalés, je laisse la liberté aux comédiens de proposer ou dire autre chose. Je ne suis pas fétichiste de ce que j’écris, même s’il y a des idées que j’aime plus que d’autres, non pas que j’en sois fière d’un point de vue littéraire mais je suis sûre qu’elles leur vont bien. Bien sûr, ça m’aide beaucoup de travailler avec des comédiens qui sont des amis avec qui j’ai joués et que j’ai connus au Conservatoire du 5ème à Paris il y a plus de dix ans. Ce joyeux mélange d’écriture et d’improvisation donne une matière très riche pour pouvoir choisir le film qu’on veut faire.
Comment la comédienne de théâtre en est arrivée à la réalisation au cinéma ?
A.R. : J’ai fait mon premier film de façon totalement imprévue alors que j’étais encore à Saint-Étienne. Je devais monter une pièce pour mon école et, afin de faire une résidence de mise en scène, j’avais réservé une maison dans la Creuse. Mais le projet s’est cassé la gueule. J’étais dégoûtée mais je trouvais ça bête de décommander les comédiens et de rendre la maison. Je me suis alors demandé ce que je pouvais faire qui tienne en dix jours et qui soit une expérience artistique énergisante. J’avais une amie monteuse, mes amis comédiens et un décor, alors j’ai décidé de faire un film. Ca parlait de retrouvailles amicales absurdes avec beaucoup de scènes de repas. J’adore les scènes de repas. Festen, La Grande bouffe. Ce film m’a mis le pied à l’étrier, et m’a fait réaliser que j’aimais beaucoup faire ça. Quand je suis sortie de l’école et que je décrochais mes premiers contrats de comédienne, cette envie de réalisation ne m’avait pas quittée. Et l’occasion de réaliser mon deuxième film s’est présentée avec le Festival Situ à Veules-les-Roses en Normandie, dont le principe est de créer in situ pendant quatre semaines de résidence une pièce ou un film. Les directeurs ont été sensibles à ma démarche de curiosité vis-à-vis des habitants et de ces falaises désolées pour en faire émerger une histoire. Grâce à eux, j’ai pu créer mon film dans un contexte de liberté absolue car de précarité complète, interrogeant le processus de travail non seulement devant mais aussi derrière la caméra. Je trouve ça très complémentaire avec le jeu d’être moteur d’un projet. Je détesterais en revanche de me faire jouer dans mes films. Cela créerait un rapport biaisant à ma propre image. J’assiste au montage et je serais incapable de faire des choix intéressants.
Propos recueillis par Yohan Levy