« – Suis-je amoureux ? – Oui, puisque j’attends ». C’est par ces mots énigmatiques, extraits des Fragments d’un discours amoureux, de Roland Barthes, que s’ouvre le dernier court-métrage de Charline Bourgeois-Tacquet, Pauline asservie, sélectionné à la Semaine de la Critique 2018. La jeune cinéaste déploie avec une grande aisance et beaucoup de finesse un topos de la littérature amoureuse : l’attente. En quoi l’attente de l’être aimé constitue-t-elle une forme de servitude pour celle / celui qui attend ? Et comment mettre en scène et en tension cette attente, a priori passive, pour nouer le drame d’un film où il ne se passe apparemment rien, si ce n’est précisément l’attente d’un homme qui ne viendra pas ? C’est ce double défi que la réalisatrice s’emploie à relever, à travers l’histoire de Pauline.
Mais qui est-elle, cette Pauline asservie ? Une pétillante étudiante en thèse de littérature (Anaïs Demoustier), partie quelques jours à la campagne pour respirer le grand air, accompagnée de Violette (Sigrid Bouaziz), son amie et sa confidente. Dès l’ouverture du film, à peine arrivée en gare, Pauline expose à Violette ses doutes face au silence de Bruce, un homme marié beaucoup plus âgé qu’elle, avec qui Pauline entretient une liaison enflammée, et qui depuis quelques jours se montre évasif. Alors que Pauline et Violette s’installent dans la grande maison de campagne, Pauline se lance sans discontinuer dans une longue logorrhée, imaginant une à une toutes les raisons pour lesquelles Bruce tarde à lui répondre. Prisonnière de cette attente, au milieu du silence environnant de la campagne et de l’indolence de son amie Violette, Pauline, asservie, s’exaspère.
À travers son personnage, la cinéaste, à la manière de Barthes, nous met ainsi face, en actes et en paroles, à toutes les phases successives que traverse l’amante qui attend : l’inquiétude (putain si ça se trouve il est mort ? Son avion s’est crashé), la jalousie (il a une maitresse), la mélancolie, l’émancipation manquée (y’a pas d’histoire, alors maintenant je m’émancipe et on zappe ce bouffon) et la rechute (ça fait huit jours que j’attends un signe de Bruce, j’ai failli crever pour lui…). Comme le résume Barthes, « l’attente est un délire ». C’est ce délire que Charline s’emploie à révéler, par strates et par éclats, servie par le jeu magnétique et lumineux de sa comédienne Anaïs Demoustier, qui oscille constamment entre l’ultra rationalité de sa stature de jeune intellectuelle, et l’aliénation pathologique liée à sa condition d’amante égarée en proie aux pires tourments. La réalisatrice joue de ce décalage avec humour et légèreté, sans pour autant rien retrancher au drame, non moins réel, que vit Pauline, asservie à son désir, à son délire, dans l’attente d’un signe ou d’un message dont l’issue ne sera finalement qu’esquissée à la toute fin du film.
Rythmé, intelligent, baigné d’une douce lumière d’automne et tenu par un scénario solide et original (même si l’on regrettera peut-être que les personnages secondaires, les amis de Pauline, venus lui rendre visite à la campagne, ne soient pas un peu plus creusés), le film préfigure aussi le premier long-métrage de son auteure, Un amour d’Aliénor, qui approfondit ces mêmes questionnements, notamment à travers la triangulation du désir amoureux, chère à René Girard. Quelque part entre Eric Rohmer et Valérie Donzelli, dans cette zone du cinéma français qui fait d’un drame une comédie ou d’une comédie un drame, qui prend la vie par les deux bouts pour nous faire éprouver l’insoutenable légèreté de l’être, Charline Bourgeois-Tacquet signe avec Pauline asservie un très beau film sur l’attente et un sérieux prétendant pour le César du Meilleur Court-métrage 2020.
Samuel Boujnah
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Article associé : l’interview de Charline Bourgeois-Tacquet & Sigrid Bouaziz