Alors que Venise bat encore son plein, Format Court revient sur la 72ème édition de Locarno qui vient d’avoir lieu du 7 au 17 août 2019. Locarno, situé dans le Tessin en Suisse italienne, est connu pour son Lac Majeur, ses montagnes magnifiques, ses projections en plein air sur l’écran géant de la Piazza Grande (la grand place, au coeur de la ville, qui peut accueillir jusqu’à 8.000 spectateurs), ses différents directeurs artistiques, son goût pour le cinéma d’auteur et son attention accordée à la relève.
Si Locarno s’est fait repérer dans le circuit très fermé des festivals, c’est pour plusieurs raisons. Tout d’abord pour son ancienneté : le festival a 72 ans tout comme Cannes alors que Venise n’en a que 4 de plus au compteur. Ensuite, le festival a pu compter sur plusieurs sélectionneurs qui lui ont donné différentes impulsions depuis sa première édition et bon nombre de cinéastes internationaux majeurs ont été programmés à Locarno. Enfin, les dotations des prix sont très importantes, le festival étant extrêmement bien soutenu par ses sponsors. Le festival est également bien repéré dans la région, attirant bon nombre de spectateurs locaux et de touristes, et ses Léopards, les prix emblématiques du festival, sont aussi convoités que les ours berlinois ou les lions vénitiens.
À l’époque, nous avions rencontré Alessandro Marcionni, le sélectionneur en chef des Pardi di Domani, la section réservée aux jeunes cinéastes faisant des courts et des moyens-métrages et n’ayant pas encore réalisé de longs. Les Pardi ont comme particularité d’inclure en leur sein deux compétitions : la suisse (la nationale) et l’internationale.
De nombreux jeunes auteurs intéressants ont été retenus par les différents sélectionneurs de Locarno tout au long de ces dernières années : Miki Polonski (Israël), Pablo Muñoz Gomes et Emmanuel Marre (Belgique), Karim Moussaoui (Algérie), Osman Cerfon et Lola Quivoron (France), Carlo Sironi (Italie), Camilo Restrepo (Colombie), Martin Edralin (Canada), Morgan Knibbe (Pays-Bas), Gabriel Gauchet (Royaume-Uni), Jan Czarlewski et Robert-Jan Lacombe (Suisse), … La plupart d’entre eux ont été soutenus par Format Court tant au point de vue éditorial qu’à celui de nos programmations.
Avec l’arrivée de la nouvelle directrice artistique Lili Hinstin venue du Festival de Belfort, de nombreux changements ont eu lieu en interne. Charlotte Corchète, également de Belfort, est devenue la nouvelle responsable du comité des Pardi di Domani. Avec Tizian Büchi, Liz Harkman et Stefan Ivančić, elle a sélectionné les courts cette année. Son interview mené avec Giacomo Hug, responsable de la coordination des Pardi di Domani, est à retrouver sur notre site internet. En attendant, on vous en dit plus sur les courts en compétition cette année au festival.
40 films en compétition ont été départagés par le jury court, composé d’Alice Diop (réalisatrice césarisée pour Vers la tendresse), Mike Plante (responsable des courts à Sundance, interview également à venir) et Bi Gan (réalisateur chinois). Les Pardi di Domani comptait cette année 29 films en compétition internationale et 11 en compétition suisse.
De notre côté, plusieurs films flirtant avec le réel se sont distingués d’un lot plutôt morne. Notre territoire de Mathieu Volpe (Belgique) retient notre plus grand intérêt tant par sa forme que par son fond. À l’âge adulte et après des études de cinéma à l’IAD à Louvain-la-Neuve, le réalisateur revient dans le sud de l’Italie où il passait, enfant, ses vacances. Des immigrés clandestins habitent désormais dans la région où il a vécu. Il décide de les suivre, de les prendre en photo. Le résultat est un film pudique, construit sur base d’images et de clichés en noir et blanc, soutenu par la voix-off du réalisateur. Le texte du film est aussi juste dans son écriture que dans son propos : Mathieu Volpe parle de rues sans noms, d’individus fantômes, d’effort, d’épuisement, d’exploitation d’homme à homme, de regards qui se détournent ou qui se méfient. Documentaire nécessaire, « Notre territoire » s’impose comme un film à part. Il rend une humanité à ces hommes et femmes que le regard évite, nomme les visages rencontrés, tutoie les individus avec bienveillance, respect et humour, rend pluriel le territoire de son enfance.
Autre documentaire pudique, un documentaire à nouveau, Vader (Père) de Isabel Lamberti, s’intéresse à la relation entre un père et son fils, le temps d’un weekend à la côte hollandaise. Le père, Jacinto, n’a pas vu son fils, Shakur, depuis près de 6 ans car il n’a pas pu s’en occuper. Après une si longue séparation, tous deux ne vont passer que quelques heures ensemble. Parties de bowling, shopping, restos, jeux de plage, … : père et fils réapprennent à vivre à deux pendant un temps limité, à partager des choses, entre timidité et gestes du quotidien. Le film est entrecoupé de conversations téléphoniques avec la compagne du père au cours desquelles il parle de la redécouverte de son fils et du temps passé ensemble. Tour à tour, la caméra se pose sur le père et le fils. Il y a ce qu’on fait, il y a aussi ce qu’on n’arrive pas à se dire. Ni le film ni la réalisatrice n’expliquent cet éloignement entre les êtres, mais ce n’est pas ce qui compte : il reste des images fortes, des êtres juste heureux d’être à nouveau ensemble et cette question épineuse à l’écran comme dans la vie : comment insérer correctement un drap dans une housse de couette ?
Du côté de la fiction, Pyar pyar nyo yaung maing ta-lei-lei est un joli film birman de Aung Phyoe. Une mère et son fils sont contraints de quitter leur logement pour des raisons économiques, en 1988. Le déménagement se fait sous l’œil et avec l’aide d’un jeune homme voisin qui s’est pris d’intérêt pour eux. Là aussi, la pudeur est de mise, entre échanges de mots feutrés, regards évités, silences lourds de sens On retient une image, celle d’un dictionnaire d’anglais échangé entre les deux adultes, d’un balcon à l’autre, en guise d’adieu, devant le regard d’un jeune enfant, découvrant la complexité de la vie.
Côté animation, deux courts, réalisés par des femmes, nous intéressent : Carne de Camila Kater (Brésil, Espagne) et Umbilical de Danski Tang (Etats-Unis), primé du Pardino d’argent 2019. Ces films flirtent tous deux avec le style documentaire puisqu’ils livrent des témoignages personnels, forts. Leurs animations sont tout aussi intéressantes car multiformes.
Carne (La chair) de Camila Kater livre différentes histoires de femmes qui évoquent leurs différences à un moment de leur vie, leur rapport à leurs corps et leurs revendications face au regard d’autrui. Le film s’ouvre avec le témoignage d’une femme qui évoque son enfance. Elle parle de sa mère qui, ne supportant pas le poids de sa fille, cachait la nourriture dans les placards, en lui disant qu’elle aurait voulu une fille qu’elle aurait pu habiller. L’enfant, devenu femme répond : « Je ne suis pas une poupée, ni en taille ni en personnalité ». D’autres témoignages se succèdent, avec à chaque fois un autre tabou : une femme parle de menstruation, une autre du fait d’être noire et transsexuelle, une troisième de la ménopause, une dernière de la transformation de son corps avec l’âge. À chaque témoignage, la technique change. Carne se remplit d’éclats de vaisselles, de têtes de poupées, de peinture sur pellicule, de dessins, de matière argile, éléments épars d’un premier film ambitieux.
Umbilical de Danski Tang s’intéresse aussi à la femme mais à travers un autre point de vue. La réalisatrice livre un témoignage personnel à travers la conversation qu’elle entretient avec sa mère. Chacune parle de ses expériences en tant que femme en Chine. La mère parle sans détour de son mari violent et d’une société rejetant les femmes seules, qui osent divorcer et élever leurs enfants, les jugeant « trop ambitieuses ». La fille évoque son enfance et la découverte de son homosexualité à l’internat où l’ont placée ses parents.
Le film, un brin trop court, a comme intérêt de confronter deux points de vue de personnes proches, ayant expérimenté une société figée (en Chine) et la liberté ailleurs (la réalisatrice vit à Los Angeles). Reste un sujet fort sur la violence conjugale et l’identité sexuelle servi par un dessin absolument génial, entre visages en forme de trou noir et oreilles à l’écoute, couleurs fortes, regards et silences marqués, le tout agrémenté d’un son très bien mixé.
On termine avec l’humour, chose difficile en court. Deux films, repérés à Locarno, sortent clairement du lot. En premier, Dossier of the Dossier, un film thaïlandais décalé de Sorayos Prapapan. Le réalisateur y va au culot et traite avec légèreté des dilemmes de tout court-métragiste qui se respecte : comment présenter au mieux un dossier de court-métrage, quelle photo y glisser, comment trouver un producteur et des financements, comment espérer payer une équipe, pourquoi revenir encore et toujours au low-budget ?
Ces questions sont l’objet de ce film, Dossier of the Dossier, en référence au dossier de présentation du film. Le réalisateur marque quelques bons points : ils se moque gentiment des codes du cinéma d’auteur en faisant un film en noir et blanc, il caricature les producteurs (ici, un personnage drogué commande un expresso avec de la glace sans le boire ni le payer) et les références écrasantes (à quoi peut bien ressembler Wong Kar-wai sans ses lunettes noires ?). Le résultat aurait pu être prétentieux, mais là, ça marche. Peut-être parce que grâce aux films qui dépassent leurs frontières, la situation du court en Thaïlande apparaît aussi risible et difficile que par chez nous.
Dernier film épinglé : Nachts sind alle Katzen grau (La nuit, tous les chats sont gris) de Lasse Linder, un court retenu en compétition suisse au festival. À nouveau, c’est un documentaire qui retient notre attention. Le film résolument absurde s’intéresse à Christian, un homme mature vêtu le plus clair de son temps en survêtement, vouant une passion sans limites à ses deux chats, Marmelade et Katjuscha qu’il élève, chérit, soigne, caresse, emmène partout avec lui. Son amour est tel qu’il les fait même se reproduire. En effet, désireux de devenir père, il favorise l’accouplement d’un de ses chats avec un mâle trié sur le volet, et assiste, ému, à la nouvelle portée. Le film, bien étrange, dans lequel évoluent des félins hypnotisants, ne raconte pas grand chose mais se nourrit de beaux plans (dont celui des matous se prélassant sur un canapé, enveloppés d’une musique de boîte de nuit) et montre l’amour infini d’un homme solitaire pour qui ses chats s’apparentent à des divinités qui influent tout son quotidien. Une curiosité à part à Locarno.