Un homme au torse nu et largement tatoué se tient debout au carrefour de plusieurs ruelles, il attend nerveusement, se retourne sans cesse, tape du pied, soudain une moto en wheeling le frôle, suivi d’une bicyclette passant derrière lui à toute allure, il se retourne, trop tard, une seconde bicyclette approche plus lentement, son geste est assuré, rapide, le couteau menaçant, la bicyclette enfourchée. « Elle est à moi maintenant » crie-t-il à l’ancien propriétaire tout en s’enfuyant.
Nous sommes dans un quartier de Bogota où tout va vite, les objets entrent dans une danse incessante, passant de mains en mains, achetés puis volés, parfois revendus directement ou abandonnés sur un trottoir, puis jetés et enfin recyclés. Un cycle infini rappelant les allers-retours des personnages, entre les quelques ruelles filmées, et régulièrement observés de l’œil bienveillant et désabusé du garagiste qui semble se trouver à l’angle, au croisement des chemins, devenant ainsi le centre de cette structure panoptique que chaque personnage est voué à emprunter au milieu d’un brouhaha incessant de motos, d’aboiements, de klaxons, de musiques et de cris.
Cette mise en scène méticuleusement chorégraphiée est celle de Nicolas Boone, également réalisateur de Hillbrow (2014), loup argenté du meilleur court-métrage international au Festival du Nouveau Cinéma (FNC) à Montréal, et de nombreux autres films porteurs de sa démarche singulière. Venant des Beaux-Arts et y créant des performances filmées en une seule fois, il favorise la prise de risques et un possible « débordement » à un spectacle figé. Aimant marcher, découvrir, imaginer, photographier de nouveaux lieux et écouter des histoires, il filme des personnalités à qui il laisse la liberté de parole, comme dans son dernier court-métrage, Las Cruces dont le scénario ne tient que sur une page. Filmé avec les habitants du quartier du même nom, qu’il a lui-même choisis après un repérage de plusieurs jours avec l’aide d’un fixeur (guide habitant le quartier), il mixe le réel et la fiction, et nous offre une vision poignante, sensible et généreuse de la vie et notamment de la violence d’un quartier de Colombie. Dans ce court-métrage sélectionné cette année à la Quinzaine des Réalisateurs, l’unique règle instaurée par ses habitants est que la mort entraîne la mort, ainsi qui tue sera tué.
Suivant les personnages à travers Las Cruces, nous découvrons un fragment de leur vie, faisant partie intégrante de la cité. Ils semblent destinés à ne pas en sortir et à répéter inlassablement les mêmes gestes telle la fillette aux longs cheveux bruns tentant en vain de coiffer ses cheveux ou le voleur de bicyclette volant puis revendant sans cesse ses butins pour s’acheter des gadgets. Dans ce microcosme, les habitants sont agités tels des atomes voués à se rencontrer, leurs actes sont vains, les personnages semblent enfermés dans une prison à ciel ouvert et l’unique façon de vivre/survivre est la violence, le vol et le meurtre. Avec force et sobriété, le réalisateur mêlant des gestes poétiques à une violence brutale nous expose la fragilité des personnages, n’étant jamais tout blancs ou tout noirs. Ils sont complexes et deviennent infiniment humains.
En filmant sensiblement leurs corps, Nicolas Boone nous raconte également ses personnages, telle la démarche quasi animalière du voleur de bicyclette ou les magnifiques et longs cheveux bruns de la fillette ainsi que le corps potelé et vif d’une autre fillette tout habillée de rose et dansant sur les toits de la ville. On ressent ainsi la fascination et la tendresse du réalisateur pour ses personnages, ceux là même que nous retrouvons tout au long du film, les rencontrant au coin des rues, au gré des rencontres. En suivant une petite fille allant danser sur les toits, nous y apercevons un futur meurtrier. Tout le monde se mélange, se côtoie, se croise sans jamais vraiment se rencontrer, restant dans ses préoccupations, dans sa propre bulle répétant continuellement les mêmes actions.
Mais ce qui est saisissant dans Las Cruces, c’est cette violence frontale, omniprésente et banalisée ainsi que l’avenir de ses habitants qui semble sans appel, fuir mais pour quelle destination ? La dernière scène du film est captivante, un jeune meurtrier fuyant/s’enfuyant du quartier finit par s’asseoir sur un toit se retrouvant face à un autre quartier parfaitement conforme à celui qu’il vient de quitter, la possibilité d’une autre vie paraît impossible. Cela n’est pas sans rappeler la scène terminant Hillbrow, où un homme qui, après avoir monté des centaines de marches, s’assoit, épuisé et démuni, nous plongeant ainsi dans un silence évocateur. Là est la force de Nicolas Boone qui nous scotche par la simplicité de ses images et par son humanité, en faisant le portrait d’un quartier de Bogota et sans jamais juger ses habitants, il nous interroge sur notre propre condition humaine.
Amandine Nerrant