On connaissait Tiphaine Raffier dans le milieu du spectacle vivant. Dramaturge, metteuse en scène, et comédienne, elle a monté sa compagnie « La Femme coupée en deux » en 2015. France-Fantôme, son troisième spectacle créé en 2017 a été salué par la critique et reprendra en 2019. La Chanson, sélectionné à la Quinzaine des Réalisateurs cette année, est son premier court-métrage, adapté de sa première pièce du même nom.
La Chanson, c’est l’histoire d’une ville étrange, dans laquelle Pauline, Barbara et Jessica ont un but commun : réaliser un spectacle de sosies. Mais lorsque Pauline va vouloir s’en affranchir pour écrire ses propres chansons, c’est le destin de chacune d’entre elles qui va être bouleversé à jamais.
« Je n’ai pas vécu la catastrophe, et pourtant c’est moi qui vais vous raconter cette histoire ». L’annonce est forte, le ton grave. Et pourtant, le visage de Pauline est solaire, le regard-caméra canaille. C’est elle la narratrice, et sa voix off nous guidera tout au long du film. Une voix tantôt autobiographique, tantôt sociologique entremêlant états d’âme intimistes et projections politiques sur la ville qui l’a vu naître et qui la retient encore aujourd’hui : Val d’Europe.
Val d’Europe est une ville artificielle, pensée, dessinée et maquettée par l’Homme sous l’influence du new urbanism. C’est une ville-copie, imitant l’histoire architecturale européenne, une ville dépassant la réalité pour en recréer de nouveaux contours. Une ville-personnage qui cristallise tous les enjeux narratifs du film et absorbe les émotions de Barbara, Pauline et Jessica.
La réalisatrice qui a vécu pendant 20 ans à Val d’Europe le sait, Disneyland n’est jamais loin. Alors, dans son film, on entend les cris, les rires, les joies et les peurs des clients nostalgiques des films d’animation. Une jubilation excentrique dans un parc où chaque centimètre a été pensé et optimisé avant d’être construit. Reste qu’à Val d’Europe, Pauline et ses deux amies n’exultent pas, statiques, enfermées bien souvent dans des cadres larges et fixes qui amplifient leur médiocrité. Elles vivent en captivité dans un quotidien prémâché. Seule la ville qui les retient prisonnières est filmée en de longs et beaux travellings, signe d’une réussite fluide.
S.O.S. du groupe ABBA que les filles répètent pour un concours de sosie résonne donc comme un véritable appel au secours, un appel à l’amour. Quelque chose qui viendrait corrompre une routine trop huilée et encadrée. Même quand elles chantent ou dansent, les filles suivent un canevas, il n’y a pas de place à la liberté, à l’innovation. Tiphaine Raffier, elle, innove et s’amuse à casser toute fluidité narrative et esthétique dans son film. Mélangeant fiction et documentaire, intercalant des images d’archive de l’INA et imprimant l’écran de différents titrages, le film est construit par couches qui s’entrechoquent. La voix off tente de lier le tout, mais parfois Pauline s’emballe, ou reste en marge des images, et le film devient un objet audio et visuel où les points de rencontre sont imprévisibles.
Ces interstices perturbateurs viennent réveiller l’errance des personnages. Coincés dans un aquarium gigantesque, nos trois petits poissons urbains tentent de s’extraire de la fatalité qu’elles s’imposent. Seul la deadline du concours les poussent à l’effort. Un effort maîtrisé qui vise à ne surtout pas dépasser l’imitation. Comme si ces jeunes femmes, trop habituées à vivre dans une ville que d’autres ont pensé pour elles, attendaient une certaine légitimité pour créer leur propre univers, leur propre pensée.
Alors la réalisatrice questionne : pourquoi attendre pour créer ? Pourquoi forcément être plusieurs ? Pourquoi ne pas s’affronter, se sonder, se connaître ? Sous le joug d’une Barbara charismatique et autoritaire, Pauline et Jessica suivent, imitent. Alors quand Pauline est percutée quasi divinement pour créer en solo, la relation avec Barbara explose. Elle doit s’en extraire si elle veut devenir elle-même.
Car La Chanson est avant tout un film sur la naissance de la vocation et de cette substantielle moelle créatrice qui s’empare des artistes en devenir. Dans un univers où tout n’est qu’imitation, la singularité dérange et la morale bien présente. Barbara reproche à Pauline de ne pas vraiment chanter, de ne pas écrire comme il faut. Jessica s’indigne de la voir fumer… Dans leur trio, c’est Barbara qui a le droit de vie et de mort sur ces deux comparses, et voir son amie prendre son envol au détriment des conventions l’effraie. Est-ce là une projection de notre société qui nous empêche de nous accomplir tel que l’on est ? On est alors en droit de voir en Pauline le double de la réalisatrice (qui pourtant joue le rôle de Jessica dans le film).
Ce qu’il y a de fascinant dans le parcours de Pauline, c’est qu’on ne croit pas une seule seconde à son projet de départ. Alors on rit, beaucoup. On se moque, avant finalement de comprendre la démarche philosophique du personnage. Les chansons de Pauline décrivent le fonctionnement d’objets manufacturés. Elle chante les objets, les décortique, les analyse, comme pour mieux en explorer leur fonctionnement. Il y a un désir enfantin de comprendre le monde tout en le rendant poétique, accessible, digeste en le chantant.
Mais qu’il est difficile de partager ses rêves avec des amies qui ne veulent pas nous comprendre. Dire c’est le premier pas vers la concrétisation. Et dans La Chanson, la confidence vient déséquilibrer l’amitié. « L’American way of life » puritain sauce Disney est malmené par Pauline, et Barbara comme dernière ambassadrice du conformisme doit veiller à barrer cette route libertaire si elle ne veut pas être elle-même contaminée. Formellement, cette contamination s’illustre par les mots des chansons de Pauline qui viennent imprimer l’écran. Pauline veut trouver un sens à sa vie, veut laisser une trace quoiqu’il en coute, alors la réalisatrice devient sa porte-parole, relayant la pensée créative du personnage qu’elle a elle-même pensé. On entre dans une méta-création où la fiction devient totale.
La Chanson fait partie de ces court-métrages qui marquent, qui transcendent par leur effronterie et leur ingéniosité. Tout a été pensé au préalable. Tout a été maquetté comme Val d’Europe. On sent que Tiphaine Raffier déteste cette ville autant qu’elle la choie. C’est dans cette ville que sa propre vocation d’artiste est née et dans son film, la réalisatrice lui propose un avenir révolutionnaire et radieux, une renaissance apocalyptique. Le spectateur n’en sort que plus conscient de ce qu’il est réduit à être, fredonnant les mélodies de Pauline telles des chants militants annonçant le grand réveil…
Pierre Le Gall
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