Le long-métrage Prendre le large de Gaël Morel produit par les Films du Losange est disponible depuis peu aux éditions Blaq Out. Ce film nous propose d’accompagner Edith, 45 ans, ouvrière dans une usine textile, qui voit sa vie bouleversée par un plan social. Sans attaches, elle choisit d’accompagner son usine délocalisée au Maroc plutôt que de toucher ses indemnités de licenciement.
Le film offre de très beaux moments, une Sandrine Bonnaire dans une performance surprenante, et une musique sublime et émouvante de Camille Rocailleux qui nous immerge dans le cheminement de cette femme à la psychologie hors du commun.
Le film parle de la perspective de « prendre le large » mais de quoi Edith prend-elle le large dans ce huitième film de Gaël Morel ? Elle suit son poste et son usine au Maroc, vit seule et si l’histoire lui donne un fils (déjà adulte), c’est pour mieux creuser le fossé entre elle et lui, détachant un peu plus ce personnage de son décor. Ce qu’elle quitte, ce n’est pas la France, la France ne fait rien pour la sauver justement.
Arrivée au Maroc, elle ne se fond pas derechef dans le décor non plus, mais elle progresse. Ce qu’elle va trouver dans ce pays, c’est surtout Mina, sa logeuse qui dirige un hôtel simple et sans fioritures. Mina a un fils aussi, encore adolescent, elle a osé quitté son mari dans un milieu où cela est rejeté, et elle dépense toute son énergie à faire respecter ses droits lorsque Edith se contente de le faire pour rentrer dans le cadre.
Cette rencontre avec Mina va bouleverser la vie de Edith. Elle qui n’avait rien hormis son travail se retrouve au Maroc à s’attacher à ce tandem mère-fils plus qu’à tout autre chose. C’est l’attention qu’ils se portent mutuellement et dont elle sera vite aussi l’objet qui permettra l’émancipation de Edith. Pour une fois, elle découvre des gens qui font attention aux autres, pour leur bien.
Et c’est en fait le projet visuel du film aussi. Ce dont Edith prend le large en définitive, c’est de la résignation, d’un endroit où les gens ne se soucient pas d’elle et par corollaire, d’un endroit dont elle ne se soucie plus. Il y a donc une révélation. Et cela se ressent dans l’image. Le film commence par des plans en buste, parfois en plongée pour couper toute horizon et sabrer l’espace, puis il mute. À mesure que s’épanouit le personnage de Sandrine Bonnaire, l’image se rapproche des corps et apprend à élargir le champ de vision pour donner toute sa dimension à un panorama littoral où à une balade en vélo entre chien et loup.
Ce cadre qui fluctue, c’est le point de vue de Edith, cette ouvrière délocalisée qui doit réapprendre à investir l’espace, à jauger la distance entre elle et les corps qui la côtoient. Ici, la musique de Camille Rocailleux prend toute son importance, elle couvre et dénude les corps des personnages, leurs actions, exaltant ce ballet des corps qui doivent apprendre à se côtoyer sans se heurter, à faire attention à l’autre.
Avec Prendre le large, Gaël Morel présente une femme étonnante, Edith, qui choisit de vivre là où elle peut aider et là où elle est appréciée en retour. La révolution psychologique de Edith est affirmée lorsque, plus tard, on la voit s’accrocher à cette terre du Maroc où même le travail ne la retient plus.
Pour accompagner ce film, deux bonus sont présents sur le DVD de Blaq Out : un entretien avec Gaël Morel et Sandrine Bonnaire de 20 minutes et un court-métrage que l’on traitera plus loin. L’entretien permet au réalisateur et à son actrice de rappeler leur admiration mutuelle ancienne, ce que Gaël Morel apporte de saisissant dans le récit et la façon dont Sandrine Bonnaire, par son incarnation, apporte à l’écriture. Puis, ils abordent la personnalité forte et active de Edith, la relation charnière du film entre Mina et Edith, une affection sensuelle sans connotation amoureuse, une relation qui se passe selon les propres mots de Gaël Morel « sans les hommes ».
La vision du cinéma portée par ces deux artisans du cinéma est au fond celle d’un cinéma vibrant qui préserve le souffle du réel en défi à un cinéma trop calculé, trop précis, un cinéma de l’émerveillement et de la découverte de ses personnages et du monde qui nous entoure.
Ensuite, on découvre enfin le court-métrage de Gaël Morel, La Vie à rebours (1994), Prix Kodak à la Quinzaine des Réalisateurs 1995. Si ce court n’entretient pas de liaison directe avec le long-métrage, les deux films brossent tous les deux les traits d’un personnage dont les décisions décrochent radicalement des réactions escomptées.
Dans La Vie à rebours, deux jeunes frères sont sur la route de la maison de leur père. L’un des deux est pris à partie par un petit gang de caïds et, portant lui-même une arme, il est tué par « accident » et laissé en l’état par les malfrats paniqués. Son frère, non loin de la scène, forcément déboussolé par ce drame, prend la fuite, puis le bus pour se rendre chez son père.
À ce stade, l’histoire est vouée à se dérouler jusqu’à ce que le drame soit connu du père, qui s’étonne que ses fils n’arrivent pas ensemble et moque l’absent comme s’il était toujours vivant. Tout repose sur l’autre fils qui doit trouver une occasion de dire le drame à son père.
Comment annoncer la mort de son fils à un père? Comment expliquer ce qui s’est passé ? Le protagoniste ne sait pas vraiment comment ni pourquoi les choses se sont passées ainsi, nous non plus d’ailleurs, d’où l’impression d’« accident ». Alors comment pourrait-il justifier son attitude depuis le décès ? Le problème de ce fils encore vivant, c’est le poids du secret de la mort de son frère. Un secret qui ne se dit pas, qu’il ne sait pas dire à son père.
Et c’est autour de cela que Gaël Morel tourne ses cadres et ses actions. Un fils qui pour ne rien dire, en vient finalement à « s’isoler » et à saisir toutes les occasions de rester en solitaire face à un père pour qui le monde tourne toujours rond et qui cherche à vivre des moments avec son premier enfant comme il le fera avec le second lorsqu’il arrivera enfin…
À ce cordon de mise en scène ténu et puissant, Gaël Morel n’ancre aucun élément superflu, ni musique ni design sonore. Aucun artifice ostensible n’est permis, au risque de perdre la puissance du moment brut car il n’y a pas de sortie par le haut de cette situation, et un traitement lyrique amenuiserait le conflit psychologique interne. Peu importe les décisions que le fils fera, les prochains moments seront immensément plus douloureux pour lui et son entourage. C’est un problème sans solution, un drame au sens véritable.
À travers de très justes et beaux moments, La Vie à rebours nous lègue un questionnement personnel surprenant. Plus de 20 ans plus tard, dans Prendre le large, Gaël Morel récidive grâce au jeu de Sandrine Bonnaire. L’exemple de ces personnages plongés dans le monde réel mais aux réactions hors du commun produit des moments de cinéma sensible, des scènes de « réalisation », où l’on réalise avec le personnage que le monde n’est pas ce que l’on en croit.
Prendre le large de Gaël Morel. Edition Blaq Out : film & suppléments (entretiens et court-métrage La Vie à rebours)