Tal Kantor est une jeune réalisatrice israélienne, avec plusieurs films d’animation déjà son actif. In Other Words est son film de fin d’études réalisé à l’Académie Bezalel de Jérusalem. Ce film ayant récolté, plus d’une dizaine de prix et diffusé dans de nombreux festivals à travers le monde (Annecy, Stuttgart, Zagreb, Encounters…) est en ligne depuis fin octobre.
Il s’agit d’un court-métrage sensible qui, à travers la relation d’un père et de sa fille, traite d’un sujet à la fois intime et universel : l’absence. Il aborde aussi l’incapacité d’exprimer par des mots simples les sentiments que l’on ressent. Ce film à la fois lyrique et métaphorique traite en filigrane de la mémoire, du temps qui passe, de l’oubli…des mots qui ont perdu leur sens. En utilisant la technique du dessin calligraphique, intégré dans des images de prise de vues réelles, par un subtil jeu de lignes floues en mouvement ,Tal Kantor nous plonge dans un univers à la fois réel et onirique. Son nouveau film Letter to a Pig, actuellement en développement, a reçu une subvention de Ciclic. Il est co-produit par Miyu Productions côté français et The Hive Studio côté israélien.
In Other Words est un film d’école, comment a-t-il été réalisé ?
Tal Kantor : In Other Words est mon film de fin d’études de la Bezalel Academy of Arts and Design de Jérusalem. C’est un court métrage d’une durée de 6 minutes réalisé d’après une technique expérimentale que j’ai développée, un mélange de prise de vue réelle et d’animation 2D.
Cette technique consiste à intégrer les segments d’animation 2D dans l’image et à prolonger ainsi les parties effacées des personnages. Ces segments s’articulent alors avec les mouvements des corps des personnages. Cela permet de créer un lien entre les parties manquantes, métaphore de l’absence, et le reste du corps réel, ancré dans le présent.
Tu utilises dans ton film différentes techniques de réalisation : la prise de vues réelles mélangée à l’animation traditionnelle 2D. Quelle en est la raison ?
T.K. : Ces différentes techniques me permettent d’illustrer métaphoriquement le thème du langage, de la mémoire… J’utilise des fragments de prise de vues réelles que j’intègre dans l’image animée en 2D pour renvoyer à la mémoire partielle, sélective que l’on a des gens…Souvent, on se rappelle parfaitement bien d’une partie du visage, comme les yeux ou la bouche et tout le reste autour sera flou, vague comme dans un songe. Dans mon film, les parties manquantes du visage sont remplacées par l’animation, dont le style est calligraphique. Cela permet d’exprimer la fugacité du souvenir et son imperfection, mais aussi son essence, ce qui reste lorsque l’on a tout oublié, inspiré de la technique du sketch en dessin (dessiner rapidement de mémoire une scène ou un portrait). La mémoire garde en images l’essence du souvenir, un geste, un regard, mais cela peut disparaître en quelques secondes. C’est cette frontière fine, subtile, qu’il y a entre la persistance du souvenir tronqué, presque photographique, et sa disparition progressive, qui font que se chevauchent à l’image, la réalité et l’imaginaire.
La façon dont je présente mes personnages est assez métaphorique. La fille est plus présente avec ses mains, son regard, le regard qu’elle pose sur son père. Elle est dans le présent. Son père, lui, est plus représenté par sa bouche, par la parole, par son regard fuyant, ainsi moins dans le concret.
La prise de vue réelle traduit le présent et tout ce qui touche au concret de par son aspect réaliste alors que l’animation à travers son style calligraphique, traduit l’univers intérieur des deux personnages. La façon dont je représente les deux personnages se veut très lyrique et métaphorique.
Dans ton film, il manque aux personnages des parties du visage. Est-ce que cela symbolise aussi l’absence de communication entre le père et sa fille ?
T.K. : Dans cette histoire, les mots ne remplissent plus leur fonction de communication, ils n’arrivent plus à maintenir la relation entre le père et sa fille. Ils s’effritent à l’image de cette relation qui se désagrège. Ils sont tous les deux assis à table, malgré leur tentative de vouloir communiquer, ils sont comme ces mots qui essaient de traverser la distance qui les sépare, sans jamais pouvoir l’atteindre. Lorsque c’est trop tard, parfois les mots ne servent plus à rien car ils ne peuvent pas remplacer toutes les années d’absence alors que les actes auraient dû être faits il y a bien longtemps. De la même façon qu’il manque des parties du corps aux personnages, les mots sont manquants à l’image de l’absence du père.
Le spectateur peut trouver un écho en s’identifiant soit au personnage de la fille ou bien à celui du père. Il y a un aspect très universel dans ton film. Quels ont été l’accueil et la réaction du public lors des différentes projections ?
T.K. : La réaction du public a été incroyable. Les personnes que j’ai rencontrées s’identifient réellement à l’histoire des deux personnages. C’est toujours troublant de constater à quel point ce sentiment est commun, de voir comment les gens se sentent connectés à cette histoire. Celles que je rencontre me disent qu’elles se sont retrouvées exactement dans la même situation, qu’elles ont vécu la même histoire avec leur frère ou leur père… J’ai reçu de nombreux mails de personnes que je ne connaissais même pas et qui me racontaient leur propre expérience. Je suis touchée par le fait que le film parle à beaucoup de personnes issues de différents pays et pas seulement aux Israéliens. C’est ce que j’ai essayé de faire en réalisant ce film : apporter une dimension universelle à travers une histoire intime.
Comment cela se passe en Israël pour faire un film. Y a-t-il des subventions comme l’équivalent du CNC ou des régions en France ?
T.K. : C’est très compliqué de réaliser des films en Israël, de trouver des fonds d’aide. Il faut réunir différentes sources de financement, surtout en animation, un secteur qui demande beaucoup de ressources et dont la réalisation prend beaucoup de temps.
Il existe par contre différentes subventions mises en place par le gouvernement pour financer des projets de films, telles que les bourses d’études. Il faut en faire la demande mais cela prend beaucoup de temps pour obtenir les fonds.
Quels sont tes futurs projets ?
T.K. : Je suis actuellement en train de travailler sur court métrage d’animation de 10 minutes. Letter to a Pig est une production franco-israélienne (Miyu Productions/The Hive Studio) pour laquelle j’ai reçu le soutien du fonds Ciclic. Le projet est encore en développement pour le moment.
Ce film est basé sur une expérience personnelle que j’ai vécue il y a dix ans lorsque j’étais au lycée. Suite à une rencontre, j’ai fait un rêve qui m’est resté en mémoire. Ce rêve est devenu la matière du film dont le sujet est l’Holocauste. Letter to a Pig est un voyage onirique, sombre et surréaliste traitant de ce thème à travers le rêve d’une jeune fille.
Chercheras-tu encore, comme dans In Other Words, à expérimenter des nouvelles techniques afin qu’elles s’accordent au sujet du film ?
T.K. : Je pense que la forme doit toujours accompagner le fond. Je ne crois pas qu’il soit judicieux d’utiliser une technique juste parce qu’on sait la faire. J’utilise l’animation parce que je sais en faire. Il est plus intéressant d’être toujours à la recherche de différentes formes visuelles et de choisir celle qui sera la mieux adaptée à l’histoire que l’on veut raconter. C’est pour cela que je développe toujours la technique de réalisation en fonction de l’histoire. Et non pas l’inverse.
Pour ton prochain film, as-tu déjà une idée du style ou du design que tu vas utiliser ?
T.K. : On retrouvera quelques techniques de réalisation que j’ai utilisées dans In Other Words pour ce film, ainsi que d’autres techniques auxquelles je réfléchis encore.
Est-ce que l’on retrouvera les thèmes qui te tiennent à cœur comme celui de la mémoire ?
T.K. : Je pense que c’est un thème récurrent qui se retrouve dans tous mes films. En fait, d’une certaine manière, on refait encore et encore toujours le même film. Dans Letter to a Pig, un survivant de l’Holocauste écrit une lettre de remerciement à un cochon qui lui a sauvé la vie durant la seconde guerre mondiale… Ce film aura donc encore pour thème la mémoire. Mais cette fois, je parlerai de la mémoire collective issue d’un événement traumatisant qui se transmet d’une génération à l’autre.
Propos recueillis par Karine Demmou
Article associé : la critique du film