Lignages montagnards
De nombreux courts métrage sélectionnés à Cannes cette année racontent un départ ou une fuite, une trajectoire nécessaire vers l’étranger, une transition horizontale vers un ailleurs indéfini. Citons au hasard le pudique Ela – Esquisses d’un adieu (Ela – Szkice na Pożegnanie, Semaine de la Critique) du très jeune cinéaste allemand Oliver Adam Kusio, le troublant Transition de la serbe Milica Tomović (ACID), ou encore le bouleversant Les Cerises (Trešnje, Quinzaine des réalisateurs) de la croate Dubravka Turić. Mais la notion de départ n’implique pas forcément l’éloignement géographique, il indique plutôt un changement de vie, une émancipation possible qui supposerait une verticalité.
C’est sur cette pente, tantôt douce tantôt rugueuse, que glisse le dernier opus de la réalisatrice Manon Coubia : Les Enfants partent à l’aube. Originaire de Thonon-les-bains, la talentueuse cinéaste avait déjà convaincu la presse avec des premiers pas aux allures de sommet. Le film s’appelait L’Immense retour et il a été récompensé par le Léopard d’or à Locarno en 2016. Cette fois-ci, il s’agit de rendre compte d’une déchirure, dont le deuil semblait illusoirement avoir été consommé. Une mère (Aurélia Petit), habitant en hautes montagnes, reprend contact avec son fils (Yoann Zimmer). Ce jour-là le jeune homme devient, le temps d’une cérémonie officielle, membre d’une troupe d’élite de l’armée française. Une mère, ça ne se résout pas à laisser partir sa progéniture, ça redoute les dangers, même lorsque l’enfance est déjà loin. Difficile de faire du film le portrait à distance d’une quadragénaire tant l’impression rendue par les situations est celle d’être auprès d’elle, à ses côtés, proche d’un désespoir qui ne prend pas forme. Un film avec elle, criant de malaise enfoui sous la neige.
Je suis venu te dire que je m’en vais (à la guerre)
Un fils qui part constitue la tragédie maternelle par excellence, même lorsque la mère en question semble avoir volontairement choisi de se terrer seule dans une maison presque recluse, loin de tout. Cet indépassable et terrible état n’est que la première étape d’une longue série, faite de départs et de retours, de retrouvailles et de nouveaux adieux. Les Enfants partent à l’aube raconte l’un de ces événements : un matin enneigé, alors que la vieille voiture manque de tomber en panne, Macha quitte sa maison pour l’hôpital où elle travaille. Sur le chemin, ce n’est pas un chevreuil qui manque de s’étaler sous ses roues mais son fils de dix-sept ans. Commence alors un trajet automobile où les deux personnages font mine de refuser une familiarité dont, une fois investie, il serait trop dure de se défaire. La retenue est donc préférée à toute effusion sentimentale. À travers le détachement naît une tension étonnante, qui ne se résume pas à un tiraillement contrôlé, à un conflit psychologique. L’enjeu mêle émotion et éthique : pourquoi se revoir s’il s’agira bientôt de se quitter ? Pourquoi, sous les ors de la République, exposer une fierté en guise de porte-drapeau dissimulant la crainte d’une mort possible, sinon prévisible ?
Si la déchirure mère-enfant et l’éventualité détestable d’une mort prochaine constituent les deux premiers piliers de cette fiction résolument vallonnée, le troisième enjeu engage le récit vers l’objet d’un malaise d’un autre ordre : la relation amoureuse que son fils entretient avec une jeune fille de la région (Emmanuelle Gilles-Rousseau). Macha sait que rien objectivement la relie à cette fille, que leur rapport n’existe que par l’intermédiaire du fils. Mais dès lors, toutes deux partagent malgré elles plus que la connaissance et la relative proximité d’un homme : elles sont comme tenues par le secret d’un amour impossible. L’indifférence mutuelle qui marque dans un premier temps leur rapport, perçue avec acuité par la réalisatrice, ne laisse présager que d’un rapprochement à marche forcée. Macha semble résolue à ne partager qu’une chose : le silence.
Suivre des lignes et des courbes
Si la première partie du film dépeint une descente dans la vallée, la deuxième partie elle, dessine la remontée dans les hauteurs. Ce second mouvement, jouant du hasard et de la nécessité, conjugue les trajectoires des deux femmes. La mère propose à la fille, habituée à faire de l’auto-stop, de la raccompagner chez elle. À partir de là, quelque chose devient clair pour le spectateur : le film vise à articuler des lignes et des courbes, un tissage de relations, qui par défaut ne trouvent pas refuge dans les mots. D’ailleurs, les deux femmes continuent d’utiliser essentiellement le regard comme modalité d’échange. Et ce qui semblait vertical, simple, était en fait transversal, plus complexe : chacun des deux personnages fuit l’autre pour se sauver. Mais de quoi ? Si les conditions d’une rencontre ne sont pas réunies, l’épreuve de leur rapport n’est sous-tendu par aucune curiosité, aucune volonté, aucune bienveillance. La caméra caresse les visages, évite de juger ce qui se passe; c’est à partir de cette humanité perturbée qu’on voit jaillir un néant d’aigreur. Jusqu’à la rupture. La jeune fille sort de la voiture. À ce moment-là, la transversalité devient une modalité esthétique : le champ visuel blanchi par la couverture hivernale est traversé par une ligne en diagonale, qui n’est rien d’autre qu’un chemin en arrière-plan que suit la jeune fille pour fuir, laissant la mère seule et désemparée.
Rien, dans la mise en scène de ce court métrage, ne relève de solutions de facilité. Le souffle de vent et les soupirs font partie d’une partition parfaitement cohérente. La montagne, par exemple, ne fait pas l’objet d’une esthétisation gratuite, qui formerait le soubassement utile à la territorialisation du récit. La démarche de Manon Coubia confine même à l’exact opposé : il s’agit de raconter une histoire provenant de l’espace lui-même, pour révéler les tiraillements internes d’une femme, son sens de la responsabilité et ses frustrations. On assiste à la mue d’une mère, vivant dans un espace-temps où la froideur apparente recouvre une chaleur inattendue. Notons d’ailleurs l’extraordinaire performance réalisée par Aurélia Petit, parvenant du début à la fin du film à demeurer sur un fil ténu, celui qui relie un doux charisme à une intense fébrilité. Si le monde des festivals en offrait l’option, c’est à cette actrice trop méconnue qu’on remettrait volontiers un prix d’interprétation féminine.