Kordian Kądziela, le réalisateur-scénariste, primé par Format Court avec son Larp à la trentième édition du festival du film court de Brest, instille chez le spectateur d’abord, et chez ses personnages ensuite, un doute entre le vrai et le faux. Pour ce faire il a su créer un concept innovant : « la comédie Mockumentaire », il s’agit d’utiliser les caractéristiques propres au documentaire pour raconter des histoires entièrement fictionnelles. Il s’efforce ainsi, de chambouler le régime de croyances qui conditionne notre capacité à recevoir une œuvre cinématographique.
Son dernier film Lockjaw reste la meilleure illustration de ce concept. Ce faux documentaire donne l’impression d’un vrai – les acteurs qui s’adressent à la caméra, l’absence de filtres cinématographiques (du moins dans la majeure partie du film) et l’apparition de l’équipe du tournage à l’écran – et nous plonge dans l’univers artistique de trois individus, Igor, Baton et Laura qui rêvent de conquérir le monde de l’art. Ils se préparent nuit et jour pour le festival de performance artistique Prowokalia. Comme son nom l’indique, ce festival – qui n’existe en réalité que dans l’imagination du cinéaste – promeut la performance artistique sous sa forme la plus scandaleuse. Lorsque Baton, partisan de l’art qui fait scandale sans nécessairement faire sens, expose, fier, à Igor – l’intellectuel – sa toute dernière trouvaille (un homme à moitié nu, qui s’enveloppe la tête dans un ballon géant), l’incompréhension d’Igor au même titre que celle du spectateur est palpable. Ainsi cette façon authentique de filmer cette fiction permet au réalisateur de mettre le doigt sur une tendance parfois dommageable de toute une génération de nouveaux artistes (et cela vaut pour le cinéma aussi) qui choisit cette forme d’art dit « art-performance » comme zone de confort. À bien lire les images du film, il semblerait que l’idée d’un art ayant pour objectif d’être scandaleux voire bizarre pour atteindre à une efficacité ne suffit peut-être pas à produire un chef d’œuvre.
Cette difficulté à démêler le vrai du faux est également présente dans ses autres films. Il s’incarne à l’intérieur même des personnages que crée le réalisateur. Prenons Tiwi (en français : TV) qui raconte l’histoire d’un couple d’âge mur menant une vie plus qu’oisive, littéralement scotché à cet écran de télévision jusqu’au jour où l’appareil se met à bugger pour ne plus fonctionner du tout. Le vrai : leur foyer, leur relation qui brasse des souvenirs de longues dates. Le faux : Leur télévision. L’imbrication des deux éléments donne lieu à des personnages qui ne sont plus qu’aliénés. Esseulés et enfermés dans les quatre murs d’une maison perdue dans la campagne, le rythme de leurs journées se confond à celui des programmes télévisés. Quand la TV dort, le couple aussi. C’est donc la télévision, constitutif d’un univers factice qui souligne l’éloignement des protagonistes. Et même si le film propose des retrouvailles touchantes du couple, il n’en reste pas moins que la critique est faite : l’existence des individus est aujourd’hui fortement opprimée par une instance qui se veut réelle, mais n’est que virtuelle et semble agir comme une vérité absolue.
Avec Larp, son film de fin d’études, Kordian Kądziela relate la vie de Serguisz, un adolescent timide et incompris. Sa passion, le Live Action Role Playing, ne faisant pas l’unanimité auprès de sa famille témoigne de son imagination débordante. Mais cette activité, qui désigne à l’écran l’espace restreint que lui réservent ses proches, lui vaut également un rejet marqué de leur part. Comme acculé dans ses retranchements, il est toujours placé au centre de ce rectangle familial, lieu de supplice où railleries, regards gênés et honteux lui sont, hostilement, prodigués. Par conséquent le jeune homme ne se sent pas vraiment appartenir à cette famille et préfère croire à un ailleurs médiéval, à un ailleurs enchanté. Là, il se forme alors chez l’adolescent l’impression de recevoir un attachement, certes, illusoire mais vif de la part de ses compagnons de jeu. Enfermé dans ce monde imaginaire, Serguisz semble cultiver un rapport faussé du réel. En effet, après avoir délivré Helena des bras d’un goujat lors d’une partie de larp, le garçon tente de reproduire son geste héroïque dans sa « vraie vie ». Dans un restaurant à Kebab où tout paraît bien plus rude et féroce, un homme en colère apparaît et commande à manger. Sa vulgarité et ses gestes impulsifs sont alors la preuve d’une réaction bien moins calculée que celle du goujat dans la partie de larp, se rapprochant un peu plus d’un comportement humain. Nous sommes face à une agression dont l’authenticité paraît tout à fait probable. Et pourtant, cette dernière réplique du jeune homme, « Easy mama, it’s just artificial blood, used for the game, don’t worry », a en elle une puissance ironique qui dévoile au spectateur l’artificialité des jeux de rôles mais plus encore, celle du cinéma.
C’est peut-être dans son second film professionnel Muka que Kordian Kądziela s’emploie le plus à faire resurgir le vrai du faux. À travers la vie terne et solitaire de Joseph, le réalisateur nous expose l’absurde dans ce qu’il a de plus édifiant. Accusé à tort, son père lui réclame la preuve de son innocence. Mais trouver un ‘certificat d’innocence’ relève de l’impossible. Cette histoire inspirée de l’œuvre de Kafka Le Procès peut se lire comme une parabole d’une existence dépourvue de toute liberté. Joseph est au même titre que son hamster, en cage. Là encore, on tient pour vrai, ce qui reste infondé, et par conséquent, faux. Sans avoir été jugé, il est d’emblée considéré comme coupable. Les deux hommes aux costumes gris, qui ne sont pas sans rappeler les duos de détectives inhérents aux nombreuses séries policières américaines, semblent porter l’autorité de cette décision. En réalité ils ne sont que des pions lâchés sur le terrain, chargés de maintenir l’ordre auprès de la population et si cette mission suggère l’oppression et l’exécution d’une logique de terreur, qu’il en soit ainsi. Derrière les deux hommes, se cachent peut-être des instances supérieures, qui tout en ayant une emprise sur l’ensemble de la société, semblent pourtant invisibles dans le film. Nous pensons ici, d’abord aux instances judiciaires et au-delà, au gouvernement, faiseur de lois. Avec Muka, c’est une sensibilité existentialiste prégnante que nous ressentons.
Le jeune réalisateur diplômé de la faculté Krzytsztof Kielowski de radio et de télévision à l’université de Silesia en Katowice, perpétue ce cinéma de l’inquiétude morale caractéristique d’un des courants majeur du cinéma polonais en y affirmant son statut d’artiste décadent. De la réalisation de clips vidéo tels que Monkey, Monkey du groupe Slutocasters, à celle de spots publicitaires minimes (que l’on peut retrouver sur son site web), Kądziela déploie son savoir-faire dans divers exercices ayant attraits à l’audiovisuel. Mais c’est surtout par ses films d’une substance philosophique forte qu’il marque. Ces œuvres sonnent alors comme des critiques fabuleuses où l’absurde éveille le rire et où l’impuissance de ses personnages face à l’oppression de leur entourage éveille la compassion. Il pose, dès lors, son regard averti sur l’individu dans son rapport aux autres. Et comme disait Sartre dans son Huit Clos : « L’enfer, c’est les autres ».
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