Naomi Kawase, Présidente cette année à Cannes du Jury des courts-métrages en compétition et de la Cinéfondation (sélection de films d’écoles), s’est exprimée il y a quelques temps sur Format Court sur sa formation à l’École des Arts Visuels d’Ōsaka et sur la nécessité – pour tout réalisateur qui se respecte – d’apprendre à regarder le monde et de veiller au moindre détail. « Les délices de Tokyo », son dernier film, est sorti récemment chez l’éditeur Blaq Out. Le film, sélectionné à Un Certain Regard l’an passé, est accompagné de suppléments : un entretien avec la réalisatrice, une recette de dorayakis (pâtisseries réputées au Japon, délices du film) rédigée par Kawase et un court-métrage inédit, « Lies ».
Sélectionné à Cannes en 2015, « Les délices de Tokyo » fait le lien entre trois personnages issus de trois générations différentes : Sentaro, un vendeur de dorayakis (pancakes fourrés de pâte de haricots rouges confits) faisant son boulot bon gré mal gré, ayant eu des soucis dans le passé et quelques difficultés à se mêler à ses congénères, Wakana une jeune fille fuyant l’école et en quête d’apaisement, et Tokue, une femme de 70 ans débarquant de nulle part, maîtrisant la préparation des dorayakis comme personne et souhaitant coûte que coûte travailler dans l’échoppe de Sentaro. Celui-ci, malgré ses réticences, décide de donner sa chance à son aînée qui l’initie à l’art de la cuisine sous le regard bienveillant de Wakana.
Chacun de ces personnages porte son secret, les mots qui sortent de leurs bouches sont précieux, parfois rares. Et pourtant, la communication passe, le lien se fait, les barrières tombent entre ces étrangers qui semblent revivre au contact les uns des autres. Jusqu’à ce que des événements extérieurs surviennent et qu’une autre vérité surgisse dans la vie et le quotidien de Tokue, Sentaro et Wakana.
Avec « Les délices de Tokyo », Naomi Kawase signe un film fort, fin, beau comme on les aime, humaniste, en phase directe avec nos émotions. Tokue, cette femme magnifique, tellement touchante, portant ses cicatrices de vie, nous émeut à chaque plan et nous accompagne longtemps après que l’écran soit redevenu bien noir. La réalisatrice capte le moindre détail (un sourire, des regards complices, une ride, des pétales de cerisier, des haricots qui cuisent, un manteau orphelin, une lettre chiffonnée, un dorayaki abimé, …). Elle nous incite, comme évoqué plus haut, à prendre le temps de regarder le monde, les autres, les objets, la nature environnante, et son pays aussi. Rares sont les expériences aussi savoureuses, poétiques et pleines d’espoir que celle-ci. Le film n’est pas juste à voir, il est à revoir, à goûter et à livrer aux autres, comme un cadeau précieux, à ouvrir avec précaution. Un feuillet malicieusement glissé dans le DVD s’apparente à une fleur de cerisier tombée inopinément : Naomi Kawase nous livre une recette de dorayakis, en distinguant celle de la pâte de haricots confits et celle du pankake, agrémentée de photos et de passages du film, tel le joli « La danse des haricots dans la marmite »).
Deux autres bonus, moins intéressants admettons-le, complètent cette édition. En premier lieu, un trop court entretien avec Naomi Kawase de seulement cinq minutes curieusement doublé par dessus la voix de la réalisatrice (l’édition ne comporte bizarrement pas de sous-titres) et entrecoupé d’extraits. On y isole deux petites phrases : « Ce n’est pas le style qui m’intéresse, mais ce qu’il y a derrière » et « Je pense que le cinéma peut rendre la vie positive, c’est ce qui m’est arrivé depuis que j’en fais ». Un peu light en somme.
En deuxième lieu, un court de 25 minutes, « Lies », faisant partie d’un projet collectif, « MN9 Project », incluant plusieurs films de réalisateurs asiatiques dont Apichatpong Weerasethakul (Thaïlande), Wang Xiaoshuai (Chine), Im Sang-soo (Corée du sud). Le pitch de « Lies » est simple : une journaliste de mode interviewe un créateur japonais réputé, dont les propos sont traduits par son assistante. Lors de cet échange, l’homme parle de son travail, de la mode, du Japon, de sa vision des femmes, de ses anciens amours, de ses passions et des ses souffrances. Si le film fait la part belle aux gros plans et aux images intimes auxquels renvoient les propos de l’interview, on s’interroge quand même quelque peu sur le choix de ce film – plutôt froid, gris, monotone – dans cette édition, tant « Les délices de Tokyo » prend de la place par sa qualité, sa délicatesse, sa poésie et sa simplicité.
Avec ce court, Kawase tente quelque chose d’autre (pourquoi pas ?) mais le résultat est trop stylisé, trop maniéré et le dénouement trop évident. Les deux univers s’entrechoquent et c’est dommage, même pour un bonus (surtout un court, difficile d’accès par excellence). Par le passé, la réalisatrice a filmé sa famille (notamment sa grand-mère), a fait un certain nombre de documentaires courts et moyens. Ces films, mentionnés sur son site internet et dont quelques extrait sont visibles sur YouTube, auraient mérite à sortir en DVD, tant les débuts des réalisateurs peuvent être intéressants et, dans le cas présent, influencer leur parcours.
Les délices de Tokyo de Naomi Kawase. Film et bonus : entretien avec Naomi Kawase, court-métrage « Lies » (25 min), recette des dorayakis. Édition Blaq Out