« Je ne pouvais dire si les émotions étaient un endroit dans mon corps ou un endroit dans la ville »
Réalisé sur une période de 50 ans, « Scrapbook », découvert au festival IndieLisboa dans la section « Silvestre », est un documentaire sur les résidents d’un asile pour autistes dans l’Ohio des années 60. Narré et commenté par l’une des patientes Donna Washington, le film rend compte des conditions de traitement et d’internement dans les années 60 aux États-Unis et permet à son sujet de revisiter son passé, tout en (re)construisant son identité par le biais du regard différé.
Réalisateur sensible à la question de la différence et de l’aliénation sociale, Mike Hoolboom se profile aujourd’hui comme un des documentaristes les plus novateurs issus du Canada, pays qui a également produit d’autres talents du genre comme Guy Maddin ou la jeune génération représentée par Félix Dufour-Laperrière ou Theodore Ushev. Sa carrière longue de trois décennies a fait de Hoolboom une figure emblématique du cinéma indépendant, sa réputation renforcée par de nombreux prix et reconnaissances partout dans le monde.
Sur la base d’images tournées par le vidéaste Jeffrey Paull dans le Broadview Developmental Center dans l’Ohio en 1966, Hoolboom revisite les coulisses de l’asile pour enfants autistes. L’exercice de Paull visait à donner aux patients la possibilité de participer activement à la prise de vues et au développement d’images filmées et ainsi de se (re)voir avec une certaine distance. Cette démarche retrouve toute sa pertinence un demi-siècle plus tard lorsque l’une d’entre eux, Donna Washington, accepte de visionner et de commenter les images de sa jeunesse à l’internat.
Son discours par moments décousu porte sur les sentiments, l’identité et la fragilité des patients face au regard franc de la caméra. Par le biais de la voix d’une actrice (qu’elle a jugée « plus vraie » pour le film), Donna évoque avec autant d’immédiateté les difficultés éprouvées par elle et ses confrères à ressentir, gérer et exprimer les émotions. En parlant parfois d’elle-même à la troisième personne, elle atteste de l’identification complexe et ambiguë entre les patients qui se fondent dans les visages les uns des autres pour ne pas se sentir seuls. C’est que le travail singulier de Jeffrey Paull est parvenu à briser la carapace autour de soi pour recomposer une identité à partir d’images filmées. Le film de Hoolboom, quant à lui, boucle la boucle un demi siècle plus tard en permettant un recul par rapport aux moments vécus.
Cette dilation du temps, que Donna évoque à plusieurs reprises en parcourant l’album filmé de sa jeunesse (son « scrapbook »), retrouve son écho dans une bande-son chargée composée par Stephan Mathieu. Celle-ci opère constamment un contrepoint angoissant entre son et image, avec ses bruitages opaques et mystérieux, et ses tons obstinés dissonants qui soulignent parfaitement le côté inquiétant de tels centres avant la généralisation des soins de santé communautaires.
De ce point de vue, « Scrapbook » appelle forcément à la fois une comparaison et une nuance à faire par rapport à « Titicut Follies » de Frederick Wiseman, réalisé à peine un an plus tard. La cinéréalité crue de ce documentaire hautement controversé sur les détenus aliénés criminels de l’hôpital psychiatrique de Bridgewater se situe beaucoup plus dans une démarche de dénonciation engagée de la maltraitance répandue dans ce genre d’institutions. Or, Hoolboom et Paull sont justement très éloignés de tout jugement ouvert. Leur objectif est de donner une voix et un regard proactifs à leur sujet, et c’est précisément ce qu’ils arrivent à faire en tandem à travers cinq décennies.
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