Le premier film de Natalie Beder, en tant que réalisatrice et scénariste, ayant fait ses débuts à Locarno, a été sélectionné au 38ème festival du court-métrage de Clermont-Ferrand en compétition nationale, il l’est également au festival d’Aubagne ayant lieu actuellement. « Des millions de larmes » nous emplit d’une mélancolie agréable devant un homme d’un certain âge (joué par André Wilms) et une jeune fille (Natalie Beder) que la pluie réunit sous un même toit : un café-restaurant.
Dans chaque poème se cache quelque chose de dur. Chez Natalie Beder la poésie prend tout son sens. Cette dureté se révèle au fur et à mesure dans le film, c’est un sentiment qui se répand telle une goutte d’eau traversant votre vêtement et vous assénant des frissons d’humidité.
En quelques instants, dès les prémices du film, on sent que ce film ne nous laissera pas indifférent face aux métaphores, expression d’une mélancolie vécue, une mélancolie passée.
Un couteau, quelques pièces dans une chaussette et du vernis rouge clairsemé sur ses ongles, la jeune fille est clairement fatiguée et trempée.
La conversation s’engage avec cet homme d’une soixantaine d’années. Il semble perdu, comme ce café-restaurant, au milieu de nulle part. Elle, interrompant ce regard qui contemple passablement les gouttes d’eau tombant et s’écrasant contre la vitre, semble acharnée. Elle va quelque part, semble déterminée. L’échange est froid, rude et hermétique. Une tension s’installe. Le vieil homme reste silencieux, et renfermé. Quelque part sous l’apparence de sa vieillesse, se cache une blessure, le visage fatigué par la vie, il semble perdu dans ses silences. Il ressemble à ces inconnus, passant le visage hagard dans des rues sombres.
S’engagent alors des échanges abrupts, parfois doux qui mettent en exergue une différence de style chez les deux personnages. Lorsque le regard d’André Wilms se pose sur la jeune fille, toute la contradiction de leurs caractères éclot. Ils ne se comprennent pas, mais vont prendre la route ensemble. Et c’est le long de celle-ci qu’ils vont se connaître.
Une jeune fille qui se rattache à l’enfance lorsque vient le noir dans un hôtel avec ses ombres et son inconnu, un vieil homme excédé par des questions incessantes de la jeune fille. Les échanges dans cette voiture qui semblaient si calmes au demeurant deviennent inquiétants. Après la tendresse, viennent la colère et le chagrin. Un chaud-froid qui nous rappelle soudain la relation d’un père et de sa fille. Une paternité sûrement déchirée. Celle d’un homme égaré face à la désinvolture de celle-ci.
Et l’homme qui se voudrait peut-être père ou encore généreux sauveur induit de plus en plus ce questionnement sur cette relation. Qui est-il ? Qui est-elle ? Le tutoiement soudain ne nous laissera pas indifférents et accentuera d’ailleurs ce questionnement.
Dans cette voiture, la crainte monte. L’agacement prend le pas et le film se transpose dans une nouvelle situation. C’est un papa agacé qui dispute sa fille. C’est à ce moment-là que l’on pourrait y voir l’allégorie de cette histoire. Peu importe, au final qui ils sont, quel est leur passé, ils ont cette importance qui montre que les erreurs antérieures prennent toujours le pas sur le présent malgré les regrets et toutes les larmes que l’on pourra verser.
C’est dans la disparition et la rupture que va s’accélérer l’histoire. Ce déséquilibre brutal dans la narration nous met en empathie sur ce regard usé et anxieux qui envahit le spectateur d’une souffrance réelle. Pourtant lorsque les deux personnages se retrouvent dans un restaurant pour la seconde fois, l’amusement, la complicité et la tendresse paternelle renaissent.
Dans cette renaissance la réalisatrice joue sur la palette des émotions de cet homme. Un engagement et un parti pris qui, jusqu’au bout s’attachent à cet homme âgé. Les deux personnages poursuivent leur chemin au milieu de ces champs neutres d’émotions. Ils traversent des marais salants, des étendues d’eau, des paysages qui par la rigueur du format (4/3) amplifient le mouvement donné aux acteurs.
Ils s’approprient l’image, aux dépens des paysages volontairement évidés de toute « couleur », de tout relief. C’est une toile de fond à l’environnement gris neutre qui s’assombrit au fil de l’histoire. Cet équilibre parfait, que Natalie Beder instaure tout au long du voyage vers ce néant, nous emplit d’une mélancolie latente, sans cesse perturbée par les tête-à-tête abondants et riches de ces deux personnages déambulant dans ce vide esthétique. Ils s’affrontent, se disputent, mais s’obstinent à se rapprocher. Et lorsque la peur et la suspicion sur ces deux êtres s’installent, cette étrange tension amène à des questionnements de plus en plus prononcés sur cette relation qui s’opère entre eux.
L’on rajoutera également ces brefs moments musicaux qui instaurent tout en délicatesse une composition douce et fine du compositeur Romain Trouillet, une simplicité qui élabore deux passages obscurs et métaphoriques de ce film. Le premier induit la symbolique de ce court-métrage par cet étang et ces roseaux reflétant la nuit. Cette bougie flottant dans l’eau évoque une métaphore du malheur relative à l’histoire. Le second corrélé au premier, relate la disparition et la peur de l’homme d’avoir perdu la jeune fille. Une maitrise parfaite de cette simplicité musicale : en seulement quelques notes, elle implique le spectateur.
Et lorsque, doucement, l’on coule sur la fin, l’atmosphère s’assombrit, la route se termine dans un bâtiment sombre, l’accompagnement et cet attachement entre ces deux personnages et leur tendresse prennent subitement une autre tournure. Ici, encore on est marqué par une rupture dans la narration. Une rupture qui semble plus définitive. Le visage terne et le tonnerre se rassemblent, les larmes prennent le pas. Nous sommes dans l’entonnoir des émotions. Quelque part, l’histoire touche à sa fin et peut-être, les questions également.
La notion d’herméticité n’existe plus. L’absence se fait sentir. Le deuil d’un souvenir se presse. Les deux personnages doivent se mettre à l’abri de la pluie. Le vieil homme arrivé au bout de sa route a le souffle coupé.
L’allégorie est plus que présente dans la scène de fin, puisqu’on touche au paroxysme de ce film. La peur et l’angoisse sont autant d’images et de symboles qui s’entremêlent et ces sentiments qui bataillent dans l’esprit de cet homme se retrouvent durs. Il est effrayé tel un enfant. Ici les larmes sont la pluie et celle-ci coule jusqu’à s’abattre sur l’homme comme pour rincer cette hallucination, ces regrets, cette tristesse qu’il emmène avec lui depuis le début.
Fort en symboles et en allégorie, « Des millions de larmes » est une illustration parfaite du pouvoir du cinéma dans le ressenti du spectateur. Le spectateur regarde le film, tout en non-dits, tel un livre dont il tourne les pages voire les dévore. On se plonge dans ces regards et ces personnages pour connaître leur histoire, leur passé et peut-être leur devenir.