Lorsqu’une des étoiles les plus brillantes quitte le firmament cinématographique, nous ne pouvons que nous féliciter de l’avoir vue filer. L’annus horribilis qu’a été 2015 sur tous les plans n’a pas épargné le septième art, le décès de Chantal Akerman signalant la disparition d’une des plus grandes artistes de nos jours. Cinéaste, académicienne et vidéaste, Akerman a laissé derrière elle un vaste œuvre comprenant autant de courts métrages que de longs, de documentaires que de films de fiction, des bijoux uniques, indéfinissables et inclassables.
Son cinéma, on sera tenté de le qualifier en grande partie d’expérimental, faute d’une catégorisation plus appropriée. Frôlant les frontières entre films et essais personnels, ces œuvres sont imprégnées de la marque de l’auteure, indépendamment du sujet ou du genre, au point de paraître obscures voire inaccessibles à d’aucuns. Pourtant les cinéphiles y voient la plus grande éloquence. Les nombreux thèmes qui traversent sa filmographie tels des fils rouges portent une dimension autobiographique et livrent le portrait intime d’une personnalité fragile et hautement sensible.
Tout commence en 1968 lorsque la jeune Akerman, impressionnée par le cinéma de Godard, réalise son premier court métrage, « Saute ma ville ». D’emblée, la volonté de réaliser « à tout prix » s’affirme. Mais on y trouve déjà une fascination pour le glauque, la mort, le néant, récurrence constante de son œuvre. Se mettant elle-même en scène (procédé qu’elle favorisera dans les premières années, sans qu’on puisse y voir un narcissisme quelconque), la jeune fille de 18 ans rabâche la mélodie du Tambourin de Rameau à n’en plus finir, tout en orchestrant l’explosion de son appartement.
Le cinéma d’Akerman, on le définira aussi (à tort ou à raison ?) comme féminin voire féministe, le premier terme étant quasi un pléonasme et le deuxième une catégorisation parfois problématique car réductrice. Quoi qu’il en soit, tout au long de sa carrière, l’artiste installera un jeu sophistiqué entre l'(auto-)sujet et le spectateur. Ce faisant, elle détourne et déconstruit le gaze, ce regard dominateur qui dans l’histoire du cinéma a toujours visé l’objectification du sujet féminin et dont un Hitchcock serait le parfait exemple.
Akerman approfondit ce procédé davantage dans son deuxième court métrage (en réalité un dyptique de deux courts), « La Chambre » sorti en 1972. Minimaliste à souhait, ce plan-séquence (autre fétiche de l’auteure) lentissime montre de mutiples panoramiques à 360°. Au-delà du symbolisme sexuel de ce mouvement circulaire et cyclique, l’enfermement du personnage circonscrit également le spectateur dans un huis clos sans issue. Confronté à cette femme qui, alitée, fixe la caméra en croquant une pomme, on se demande qui regarde et qui est regardé, qui domine et qui est dominé. Même en l’absence totale de toute narration au sens convenu, on peut parler d’une vraie protagoniste conformément au schéma actantiel.
« La Chambre » marque un pas vers un nouveau langage cinématographique, celui d’un féminisme affirmé avec les consonances émancipatrices d’une Maya Deren. Ce qui donnera naissance aux plus grandes fictions de sa première période, « Jeanne Dielman, 23, Quai du Commerce, 1080 Bruxelles » en 1975 et « Je, tu, il, elle » un an plus tard. Le premier est un testament monumental du quotidien insoupçonné d’une femme au foyer alors que le second est une quête existentielle contrapuntique, une exploration tourmentée de la sexualité et la confrontation entre identité et altérité. Dans les deux cas, comme dans « La Chambre », la représentation de la féminité est étroitement liée à la durée, que la réalisatrice impose avec brio, obligeant le spectateur à subir des rythmes lents entièrement incompatibles avec le cinéma dit de divertissement.
Avec ce recours résolu au temps et à l’action réels, le geste n’est plus un simple acte narratif, il sort de son artifice pour devenir une affirmation puissante. Confiné dans le huis clos et emprisonné dans l’attente parfois interminable et sans véritable finalité, le geste devient l’expression de l’ennui le plus profond qui seul permet les vraies vues de soi, comme l’énonçait Heidegger. Loin de l’absurde de Beckett, nous sommes ici à cheval entre l’angoisse moderniste d’un Antonioni et l’abandon post-moderne d’un Jarman.
Le post-modernisme ne tardera pas non plus à apparaître dans les films, avec les somptueux tableaux des années 80 comme seule Akerman pourrait dresser – le portrait allègre d’une ville dans « Toute une nuit » ou les incursions hasardeuses dans le monde de la comédie musicale avec « Les Années 80 » et « Golden Eighties ». L’Akerman des années 80 ose tout et son univers est celui de la fraîcheur, de la jeunesse et de l’amour. C’est dans ce contexte qu’elle réalisera son court métrage « J’ai faim, j’ai froid », sketch appartenant au film collectif « Paris vu par… 20 ans plus tard ». Ici, la portée narrative est plus saisissable sans pour autant être mainstream. Les aventures attendrissantes et naïves de ses deux protagonistes (de 18 ans comme celle de « Saute ma ville ») qui cherchent à grandir et à trouver l’amour ne sont-elles pas une sorte d’évasion face à l’ennui ?
Loin du cinéma fignolé, la fiction d’Akerman telle qu’on la perçoit dans « J’ai faim, j’ai froid » est dotée d’une artificialité manifeste, qui provoque une certaine distanciation. Maîtrisant le médium filmique, elle assume pleinement ce côté apparemment bancal. C’est d’ailleurs ce qui engendrerait dans les années 90 et 2000 de grands succès commerciaux comme le délicieux blockbuster hollywoodien « Un divan à New York », ou encore « La Captive », ce dernier étant souvent cité comme l’une des plus louables et convainquantes adaptations du magnum opus de Proust à l’écran.
Dans sa dernière période, même si Akerman s’est éloignée du format court, montrant plutôt un penchant pour les documentaires très personnels, son style particulier n’a pas changé depuis ses premiers films. On pense notamment à « Là-bas » qu’elle réalise tant bien que mal en 2006 en réponse à une commande sur le conflit israélo-palestinien qu’elle a refusé d’aborder ouvertement, préférant à nouveau se confiner (ainsi que sa caméra) derrière les murs de son appartement à Tel Aviv et rendant ainsi compte de la situation politique ressentie d’autant plus fort par le non-dit. Finalement, « No Home Movie » est le chant du cygne que l’artiste centre sur sa mère, dont le décès précéda de près la mort d’Akerman elle-même.