FCDEP 2015, compte-rendu

La 17ème édition du Festival des Cinémas Différents et Expérimentaux de Paris s’est achevée le 18 octobre dernier aux Voûtes à Paris, un espace où se sont déroulées la plupart des projections de la compétition et des divers focus proposés cette année dans le programme du festival. Situé en contrebas de la rue des Frigos, qui par ces soirées d’hiver porte bien son nom, le public a trouvé refuge dans la salle de projection de ce lieu alternatif pour y découvrir une sélection de films pour le moins stimulante. Ajoutons que l’usage de chaises pliantes comme sièges de cinéma, s’il suscitait un léger inconfort, avait pour mérite de maintenir l’auditoire éveillé et attentif, condition sine qua non pour traverser des programmes plutôt denses.

Microsillons

Lettre à Freddy Buache-godard

L’un des nombreux focus proposés lors du festival donna l’occasion de (re)découvrir un court-métrage de Jean-Luc Godard : « Lettre à Freddy Buache », à propos d’un court-métrage sur la ville de Lausanne réalisé en 1982. On y voit un peu et on entend beaucoup le cinéaste qui, depuis sa salle de montage, adresse une « lettre » à son ami Freddy Buache, alors directeur de la Cinémathèque suisse. Il y est fait mention de la commande d’un film sur la ville de Lausanne à Godard, des obstacles rencontrés par ce dernier lors du tournage et de l’impossibilité d’honorer ladite commande, supposant ainsi un détournement du matériel beaucoup plus fructueux. Godard creuse, cherche à l’intérieur des images filmées pour cette commande un autre film, ne réalisant plus comme il le dit un film « sur », mais un film « de ». Le cinéaste en vient à définir la spécificité de son médium comme manière de restituer une perception du monde faite d’un ensemble de lignes et de taches de couleurs, reliant la pratique du réalisateur à celle du peintre. Le geste de passer indéfiniment à l’intérieur des sillons, tels ceux du disque vinyle que Godard manipule à l’image, pourrait valoir comme motif principal reliant les propositions les plus marquantes découvertes au cours du festival FCDEP. En s’emparant d’images préexistantes ou en en produisant de nouvelles, les cinéastes reconduisent chacun à leur façon ce désir de creuser dans la matière pour créer de nouvelles formes, détachées des conventions du cinéma de fiction et documentaire.

Les projections « hors les murs » permirent aux spectateurs de découvrir un peu en amont des séances aux Voûtes quelques films rares, longs-métrages issus du début des années 1970 et rassemblés avec d’autres films autour du thème « Fiction/Déviation ». La découverte successive des films « L’Empereur Tomato Ketchup » de Shūji Terayama (Japon, 1971) et de « La Fin des Pyrénées » de Jean-Pierre Lajournade (France, 1971) définit un premier courant auquel il était possible de rattacher tout un pan des courts-métrages de la compétition : celui du cinéma militant, tendance anarchiste. Les projections en 35 mm de ces deux films ont plongé les festivaliers dans les luttes politiques d’antan, figurées de manière poétique dans chacun des films. Chez Terayama, on imagine une dictature menée par des enfants asservissant les adultes dans une mise en scène grand-guignol convoquant les artifices du théâtre tandis que chez Lajournade, le prolongement des révoltes initiées en Mai 68 conduit à une désillusion aussi risible que terrifiante, les jeunes anarchistes traversant les espaces désertiques d’une France montrée comme un état policier. Purs produits d’un cinéma underground propre aux années 1970, ces deux films n’ont rien perdu de leur force subversive et de leur beauté, même si la pellicule usée des copies projetées virant au rose signalait l’urgence d’une restauration.

Quels signes des luttes politiques contemporaines nous sont parvenus dans les courts-métrages de la compétition ? Le cinéaste Pierre Merejkowsky propose dans son nouvel opus « L’abbé Pierre » un constat amer, un état des lieux toujours plus catastrophé vis-a-vis de la lutte des classes et de l’engagement pour le prolétariat. Devant l’objectif de la caméra, Merejkowsky s’agite, éructe, soliloque sans fin sur son passé chaotique de militant et sur une figure féminine qui a marqué son parcours : l’énigmatique Yvonne. Le cinéaste-acteur arpente des lieux de transits (gares, cafés) pour y déverser sa bile anarchiste, endossant moins le rôle d’orateur politique que celui d’un troll hirsute vociférant sans discontinuer une parole presque inaudible. Ici, creuser le sillon du politique revient à creuser la parole, celle de Merejkowsky devenant une entité monstrueuse, auto-dévorante et impuissante à construire un discours cohérent. Dans un même mouvement, le réalisateur devient à la fois le procureur et l’avocat, le bourreau et la victime de son propre cas dont il fait état dans une sorte de procès à ciel ouvert que le dispositif du tournage organise afin d’en devenir le réceptacle. Coupable d’avoir cru et de continuer à croire en la lutte des classes, d’avoir en son nom commis des erreurs, tels sont les maux dont le cinéaste s’accuse face à la caméra sans cesser pour autant d’affirmer la nécessité de poursuivre la lutte et de témoigner du sort des laissé-pour-compte. Car le film dessine en creux, et c’est peut-être à cet endroit qu’il émeut le plus, un étonnant portrait de femme à travers l’évocation du personnage de Yvonne, une ouvrière que le cinéaste plaça un jour sous sa protection avant d’en faire, malgré lui, l’instrument d’instances politiques mal intentionnées.

Autre motif récurrent dans les courts-métrages de la compétition : la présence des insectes, êtres vivants les plus aptes à se faufiler dans les interstices les plus étroits, arpentant pour les cinéastes des espaces impraticables à l’intérieur desquels se forment de nouveaux sillons. Il en va des très beaux films « Rond est le monde » de Olivier Dekegel et de « L’œil du cyclope » de Jen Debauche, deux moyens-métrages belges réunis dans le même programme et qui partagent plusieurs traits communs. En place d’un récit ou d’un sujet clairement établi, c’est une traversée à l’intérieur de différents espaces qui conduit le geste de chacun des réalisateurs et fait de l’exploration de la nature son principal enjeu narratif. D’un côté, Olivier Dekegel adapte les préceptes des moines franciscains à sa pratique de cinéaste en construisant son film sur le passage des saisons et en enregistrant les métamorphoses de la faune et de la flore sur la pellicule Super 8. Le film se livre en entier dans la nudité de son dispositif, ne faisant jamais valoir d’autre ambition que celle de restituer une perception du mouvement continu de la nature et du temps, le réalisateur attentif à la présence de tous les corps qui traversent son cadre. Les apparitions régulières d’un petit âne, compagnon de route choisi par le cinéaste pour son périple, sont particulièrement émouvantes : la progression de l’animal et de l’homme sur les routes de campagnes, le premier filmé de face par le second qui marche à reculons, fait apparaître un nouveau rapport où chacun des protagonistes dirige l’autre sur une même voie en prenant en charge à la fois la continuation du voyage et du tournage du film.

L’œil du cyclope-Jen Debauche

Dans le moyen-métrage « L’œil du cyclope », un paysan quitte le champ à l’intérieur duquel il s’affaire pour se jeter dans la nature et se confronter à différents espaces, comme agité par une force inconnue. Les motifs de la marche et de la traversée sont ici reconduits par Jen Debauche, et si un glissement vers la fiction s’opère de manière plus franche que dans le film de Dekegel, l’attention portée aux mouvements de la nature demeure au centre du film. Le fait de suivre une figure, fusse-t-elle muette et dépourvue d’histoire en la personne de ce paysan lambda, introduit immédiatement la possibilité d’une quête et donc d’un récit. L’itinéraire de l’homme à l’intérieur de ces différents espaces (forêts, champs, montagnes…) s’apparente à un retour à la nature, où la nécessité d’éprouver son corps en le mettant à l’épreuve des éléments devient le moyen d’une transcendance, de l’accession à un état nouveau. Lorsqu’aux confins de la nuit apparaît dans le lointain ce fameux cyclope à l’œil monstrueux, représenté par l’ampoule de ce qui ressemble à un phare, le film semble basculer dans la science-fiction et convoque les souvenirs de la Quatrième Dimension (le choix du noir et blanc n’est pas anodin). Après que l’homme se soit confronté à cette entité, le jour se lève sur un nouvel espace et sur un nouveau genre, le western, que rappelle ce désert rocailleux et la présence des vautours s’agitant dans le ciel et sur le sol. L’homme qui restait jusqu’ici une figure sans histoire et sans statut accède enfin à l’état de personnage dès lors qu’il s’avance fièrement, tel un cow-boy de cinéma, dans la lumière du soleil. C’est à cet instant que le montage s’emballe, que l’image se dissout et que le film s’interrompt, comme si l’apparition des signes de la fiction accompagnait la mort du film et l’achèvement d’un parcours.

madeira-jacques-perconte

Si l’intérêt de chacun des films évoqués relève d’une pratique solitaire du cinéma dans la pluralité de ses formats et de ses modes d’expression, la proposition la plus stimulante et singulière découverte au cour du festival demeure celle de Jacques Perconte qui présentait son opus « (M) Madeira » en compétition cette année. Dans ce film plus que dans les autres, le geste de creuser indéfiniment le même sillon se rejoue et devient cette fois le motif formel à partir duquel le réalisateur travaille sa matière. Rendu sur l’île de Madère pour y filmer ses paysages et ses communautés d’ouvriers agricoles, Jacques Perconte livre un travail de longue haleine fait de retouches de ces images numériques en post-production pour un résultat unique et proprement sidérant. En effet, les plans d’espaces naturels finissent par se fondre les uns dans les autres dans un entrelacs de pixels redéfinissant notre rapport à la perspective et à la couleur. La structure de l’image se met en mouvement pour épouser celui du plan lui-même (le ressac des vagues sur le rivage, le souffle du vent dans les arbres ou sur les champs, les activités des ouvriers…) que d’autres plans viennent à leur tour contaminer, produisant une sorte de germination visuelle aussi miraculeuse qu’inquiétante. Lorsque Perconte démultiplie à l’intérieur d’une seule image la présence d’un ouvrier bêchant la terre en faisant varier à chaque fois son échelle dans le plan, l’on assiste quasiment à la matérialisation de son geste plastique. À l’instar de l’ouvrier agricole retournant inlassablement ses plants dans la terre, Perconte enregistre ses plans et les retravaille, les manipule pour que germe quelque chose de neuf. Un cinéma différent.

Marc-Antoine Vaugeois

2 thoughts on “FCDEP 2015, compte-rendu”

  1. Petite précision : l’énigmatique ouvrière ne s’appelle pas Renée dans le film l’Abbé Pierre, elle s’appelle Yvonne… Yvonne a été évoquée dans le film l’Affaire Huriez tourné en 1979. Film que j’ai refusé de co signer et qui est actuellement distribuée par ISKRA.
    pierre merejkowsky délégué non nationale du site/mouvement http://www.osezlesocialique.com/

  2. Nous avons corrigé l’erreur dans le paragraphe au sujet de l' »Abbé Pierre ».
    Bien à vous.

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