L’employé en colère et le patron malhonnête qui l’a licencié au terme de sa période d’essai se poursuivent dans les couloirs de l’usine et en viennent aux mains, accompagnés par une caméra heurtée. La scène, marquante, qui ouvrait « Rosetta » (1999) – le plus célèbre long-métrage des cinéastes belges Jean-Pierre et Luc Dardenne, récompensé par la Palme d’or du Festival de Cannes – est reprise à l’identique au début du premier court-métrage de Christophe Bourdon. Lorsque l’image se stabilise et que les deux personnages se font face, on découvre que l’ouvrier n’a pas les traits d’Émilie Dequenne, ni ceux d’Olivier Gourmet ou Jérémie Rénier, interprètes réguliers des Dardenne, ni même ceux de Peter Mullan ou d’un autre habitué du cinéma de Ken Loach, auquel on pourrait également penser : non, ce chômeur est… un zombie dans un état de putréfaction avancé. Un zombie intégré à la société (à la manière de la comédie canadienne « Fido », 2006) mais qui vivote, victime de la méfiance et du mépris des vivants, et dont le seul plaisir est de faire du vélo, jusqu’au jour où on lui vole son véhicule.
Comme son titre ne l’indique pas, « Le zombie au vélo » est d’abord une réécriture de « Rosetta », dont il duplique des scènes (l’ouverture) et des décors (la baraque à gaufres), mais il s’inspire aussi du « Gamin au vélo », sorti en 2011, dont il reprend la bicyclette et le final optimiste. À ce cocktail de Dardenne, Christophe Bourdon ajoute un troisième ingrédient, plus inattendu : des zombies, figures centrales la pop culture actuelle (voir le succès de la bande-dessinée et de la série télévisée « Walking Dead »). Cet accouplement entre culture populaire et sérieuse, entre cinéma d’épouvante et drame social, n’est contre-nature qu’en apparence. Il semble même plutôt pertinent si on remonte aux origines des films de zombie.
1968 : le jeune George A. Romero tourne à l’économie, avec des comédiens inconnus et dans un style abrupt (caméra à l’épaule, montage à la serpe), son premier film, « La nuit des morts-vivants », qui marque durablement la peur cinématographique par son approche naturaliste. Avant Romero, le zombie était associé à l’imaginaire exotique des cérémonies vaudou (« I Walked with a Zombie » de Jacques Tourneur en 1943) ; après, le zombie se charge d’une forte symbolique politique : l’irruption des morts au milieu des vivants est l’illustration cauchemardesque de la situation de crise que traversent alors les États-Unis, un retour du refoulé violent de la guerre du Viêt-Nam et de l’assassinat de Martin Luther King (qui a lieu durant le tournage). Dans « Zombie » (1978), Romero fait de ses morts-vivants les victimes de la société de consommation, qui se trainent lamentablement dans les centres commerciaux. Dans « Land of the Dead » (2005), le cinéaste imagine une révolte de zombies avec à sa tête un homme noir en bleu de travail. Difficile d’être plus explicite : le mort-vivant est un prolétaire, le symbole derrière lequel se regroupent tous les opprimés de la société capitaliste. Ce qui nous ramène au « Zombie au vélo », où les morts-vivants occupent la position de travailleurs pauvres, allant de contrat précaire en contrat précaire, sous le contrôle sévère, pour ne pas dire injuste, des employés de l’agence pour l’emploi.
Le zombie de Christophe Bourdon est lent, comme chez Romero et contrairement aux cadavres véloces des récents « 28 jours plus tard » (2002) ou « L’armée des morts » (2004) : les morts demandeurs d’emploi ont cette mollesse, cette passivité que la société reproche parfois aux chômeurs de longue durée (ceux qui ne « veulent pas s’en sortir »). Une scène située dans les locaux de l’agence pour l’emploi est représentative de l’humour noir, gentiment gore, du « Zombie au vélo », mais aussi de sa dénonciation par l’absurde du cynisme de l’institution : un zombie bûcheron, sa hache plantée dans le corps, se voit reprocher de travailler moins efficacement que lorsqu’il était vivant, pendant qu’une femme zombie, qui ne s’exprime plus que par borborygmes, ne parvient pas à trouver un poste de secrétaire multilingue. Le zombie est le dernier des prolétaires car il est privé de la parole : chez les Dardenne, Rosetta pouvait encore crier sa colère à son patron, son désespoir à sa mère et faire le tour des commerces pour demander du travail, alors que le mort-vivant est muet, sa révolte ne peut passer que par des grognements et quelques coups de dents bien placés. La bestialité du zombie, dont le comportement fruste est réduit à l’assouvissement des besoins fondamentaux (faire du vélo est un plaisir « gratuit » qui donne au personnage son humanité), n’est une nouvelle fois pas si éloignée de l’animalité de Rosetta, que les Dardenne filmaient dans la forêt comme une bête, toujours en mouvement pour assurer sa survie.
Saluons au passage la qualité de l’interprétation d’Olivier Bonjour qui parvient à rendre son personnage de zombie amusant et touchant sans parler et avec une forte couche de maquillage sur le visage. Saluons aussi la clairvoyance du jury du 23ème festival Le court en dit long qui l’a récompensé du prix d’interprétation masculine : le cinéma de genre offre régulièrement des performances d’acteur mémorables, mais il est rare qu’elles soient reconnues dans les festivals généralistes.
Sous son apparence potache, le film de Christophe Bourdon a été fait avec le plus grand sérieux : les maquillages sont splendides et le réalisateur a apporté un soin tout particulier à choisir des décors, des cadrages et des éclairages qui pouvaient rappeler le style des Dardenne. Le rire naît de décalage causé par la présence du mort-vivant maladroit dans un film des Dardenne, mais aussi de la réelle proximité que le film entretient avec leur cinéma, d’un point de vue tant esthétique (une approche directe, « documentaire », du quotidien) que thématique (l’individu en lutte contre les injustices). Les meilleures parodies ne sont pas celles qui se contentent de moquer des films célèbres mais celles qui, par l’humour, nous permettent de mieux en comprendre les enjeux : les anachronismes des « Trois âges » de Buster Keaton (1923) faisaient référence à la structure temporelle complexe du très sérieux « Intolérance » de D.W. Griffith (1916) et, plus près de nous, les blagues salaces d’« Austin Powers » (1997) révèlent en l’exagérant le sexisme de la série de « James Bond ». « Le zombie au vélo », lui, se charge de nous démontrer que les frères Dardenne sont aussi les cousins de Romero.
Bonjour,
Merci pour cet article aussi complet que pertinent.
Longue Vie à » Format Court » !
Longue … euuuuh …. Vie au « Zombie au Vélo » !
Olivier Bonjour.