Un portrait malgré tout
Il s’appelle Willy Holt. Son nom pourrait faire penser à un mercenaire, à un fuyard intrépide, élancé sur son cheval, dans un western hollywoodien. Le personnage en a la carrure physique : de grande taille, plutôt mince, les pupilles repoussées au fond des cavités oculaires, les cheveux mi-longs aux reflets désormais blafards flanqués en arrière. À des distances plus extrêmes, de loin ou de près, certains détails en font pourtant une individualité indéfiniment plus complexe, intrigante. Sa démarche, d’abord : il avance par minimes élans successifs, comme s’il n’était pas possible de tirer un trait droit dans l’espace. Sa voix, ensuite : il murmure, balbutie peut-être, mais ne parle pas normalement. Il lance des phrases sur un ton souvent ironique, par-dessus les mots, léger mais jamais tricheur. La parole dissimule, par défaut, une ombre. Willy se déguise malgré lui, malgré tout, malgré l’horreur.
Ce n’est pas par vocation, en effet, que Willy Holt déguise la réalité par de “bons mots”. Il fait partie de ceux qu’on a déportés vers l’est pendant la Seconde Guerre mondiale. Il a été interné dans plusieurs camps en Pologne, en particulier dans le camp d’Auschwitz II-Birkenau. Il a survécu au pire, à ce pire que personne ne voulait voir ni saisir, comme une lumière trop forte dont on repousse l’éclat. La pudeur se confond avec le courage d’un homme qui était destiné au néant mais qui possédait une telle passion qu’il lui a été permis de survivre et, bien mieux, d’accomplir des exploits artistiques, dans le domaine des décors cinématographiques dès les années 1950. Oui, c’est ce même Willy Holt, né en 1921 en Floride, de père américain et de mère française, qui fut le décorateur d’Otto Preminger, de Stanley Donen, de Woody Allen, de Bertrand Blier, de Roman Polański, ou encore de Louis Malle.
Rassembler les restes du souvenir
Dans le documentaire que lui consacre Rafael Lewandowski, le personnage est moins décrit que cerné à distance, c’est-à-dire appréhendé avec le regard de celui qui ignore presque tout ou qui ne peut pas se mettre à la place de celui qu’il filme. Sa construction, apparemment imprécise et un peu maladroite, rend tout de même compte des jeux auxquels s’adonnent Willy Holt : jeux de mots, jeux de traits, jeux de regards. En guise d’esquisse, les interviews font progressivement apparaître ses talents de dessinateur (talents qui lui ont permis de survivre dans le camp et de travailler après la guerre) mais aussi ses doutes, ses envies, les ambiguïtés quant à son identité, les difficultés qu’il rencontre face aux questions de sa fille, les voyages qu’il entreprend pour revoir les lieux de la catastrophe.
Son histoire est exceptionnelle, tellement singulière et vraie qu’une redéfinition de la parole semble s’imposer. Une parole qui ne dit presque rien mais qui évoque tant d’horreurs et d’illusions. Une parole qui a conscience de sa limite et qui, dès le début du film, est placée à un rang inférieur de l’image. Willy Holt le sait et le dit : les mots sont parfois impuissants. Alors Rafael Lewandowski se donne pour ambition d’établir un portrait très visuel, défait, où la parole est nécessairement disjointe et où l’image se diffracte en couleurs autant qu’en noir et blanc. Au milieu des entretiens, des visites, des rencontres, des trajets ferroviaires, surgit une vérité timide, effroyable et fascinante: celle de la vie d’un homme, où la parole contient du silence, où la terrible réalité transparaît à travers l’humour, et où le désir de créer transcende l’expérience la plus inhumaine.
À la fin du film, la lumière s’est apaisée. On la reconnaît facilement, la lueur du présent. Intérieurement, la pensée et l’imagination éprouvent pourtant une grande nervosité. Que faire de cette trajectoire peu banale ? Cette question appartient à tout spectateur. Le trajet ne fait, en tous cas, que commencer et “Femmes en deuil sur un camion” (1995) pourrait bien se glisser parmi les ouvrages du chevet. Non pas à cause de cet inique « devoir de mémoire » mais par désir de mieux comprendre les différences qui séparent le flottement destructeur du consentement nostalgique et la promesse révoltée d’un monde à construire, dans les murmures et dans les cris.
Merci pour ce très bel article .
Nathalie H