Figure incontournable du cinéma français, Alain Resnais signait son dernier film encore en début 2014, quelques semaines à peine avant sa mort. Le 10 juin dernier, a eu lieu au Forum des Images une rétrospective importante des premières œuvres du cinéaste, au travers d’une carte blanche offerte par Documentaire sur grand écran à l’écrivain Hervé Gauville. L’occasion de revisiter les tous débuts d’une grande filmographie unique et engagée, de rares perles tombées dans l’oubli du grand public.
Déclinés sur deux programmes, les films programmés témoignent de l’intérêt particulier chez l’auteur pour les autres disciplines artistiques, intérêt qui traversera d’ailleurs toute son œuvre. En particulier, l’art plastique de l’après-guerre fait l’objet de ses premiers films. Tout comme « Nuit et Brouillard », véritable référence du cinéma de la mémoire, sa première période comprend essentiellement des courts métrages.
Le premier programme s’ouvre avec le seul titre qui fait exception, une fiction intitulée « La bague » avec l’acteur Marcel Marceau. Un film muet à la manière du film muet, ce très court met en scène une pantomime avec le talentueux et versatile ‘Bip’ interprétant tout seul une histoire d’amour éculée, jouant tour à tour tous les rôles. Dès cette première œuvre, Resnais questionne les codes du septième art et interpelle son spectateur avec des procédés de distanciation affinés. D’une part, le montage opère sa magie a posteriori et fait côtoyer des personnages interprétés par le même comédien de manière convaincante. D’autre part, l’absence quasi totale de décor fait appel à un grand degré de willing suspension of disbelief (suspension consentie de l’incrédulité).
Les six autres titres de cette première sélection traitent de l’art plastique et la peinture. Sortes de « Mystère Picasso », une décennie avant le film culte de Georges-Henri Clouzot, ces courts métrages proposent un portrait ‘de première main’ de personnalités issues de différents mouvements de l’époque, avec un regard documentaire à la manière du Nouveau Cinéma qui allait vite caractériser le travail d’Alain Resnais.
Il est intéressant de constater dans chacune de ces petites vignettes une parfaite adéquation entre forme et fond, le style adopté par Resnais faisant écho à l’artiste montré. Dans « Félix Labisse », par exemple, la complexité des sujets, brassant la philosophie, la religion, la sexualité…, est rendue par un éclatement narratif, collant des bouts de phrases les uns aux autres à la manière d’un cadavre exquis surréaliste. « Lucien Coutaud » explore de la même façon l’unique mélange de cubisme et d’expressionnisme sur fond de l’Eroticomagie propre à l’artiste éponyme. « Domela » contextualise l’artiste néerlandais Cesaro Domela dans le mouvement De Stijl dont il fut un membre actif, alors que « Hans Hartung » retrace les coups de pinceau de l’artiste franco-allemand que l’on associe à la veine tachiste de l’art abstrait.
Dans le cas des films sur Henri Goetz et sa femme Christine Boumeester, le réalisateur propose une bande son jusque-là absente, une partition programmatique bien élaborée dans les deux cas. « Christine Boomeester » (sic) présente la peintre devant une œuvre en devenir et donne l’impression de suivre sa création en temps réel, leurrant le spectateur par une série de coupes lisses et de fondus. Avec sa durée ambitieuse de 23 minutes, « Henri Goetz » est peut-être l’œuvre la plus élaborée de la sélection. Traçant le parcours de l’artiste franco-américain de ses débuts surréalistes vers l’abstraction totale, le film s’appuie sur une tension dramatique marquée, évoquant ainsi une urgence et une frénésie liées à l’acte de peindre comme besoin primaire. Des portraits dits conventionnels à l’univers boschien, Resnais parvient à capturer le psychologisme de l’artiste devant sa création. La touche finale – Goetz pose nonchalamment sa signature avant que la toile se mette à brûler devant la caméra. À coup sûr, ces œuvres sont destinées à être filmées et n’ont pas d’autonomie en dehors du film.
Comme pour ne pas éclipser le médium pictural, la contrainte technique du noir et blanc au cinéma semble justifier la démarche de Resnais (comme d’ailleurs celle de Clouzot), et se présente comme source de frustration tout en suggérant avec force le chromatisme des ces toiles multicolores.
Dans tous ses portraits, le spectateur assiste à un dialogue intime entre l’artiste et son œuvre, et à la création artistique elle-même. L’œuvre naissante prend vie sous l’œil dynamique de la caméra et s’anime, se décompose et se recompose grâce au montage, pour devenir un objet hybride, ni purement tableau ni seulement film. L’un met au monde l’autre, mais n’existe pas sans l’autre. Ces collaborations offrent la parfaite concertation entre cinéma et art, et témoignent de la prouesse que Resnais déploierait plus tard dans ses fictions.
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