Depuis six ans, le village d’Ouroux en Morvan accueille en juillet le Festival Partie(s) de Campagne. À l’initiative de l’évènement, l’association Sceni Qua Non, qui tout au long de l’année met en place en milieu rural des dispositifs de diffusion, de création cinématographique et d’éducation à l’image et qui revendique sa volonté de “développer du lien social”. Grâce à Partie(s) de Campagne, le cinéma prend des airs de spectacle vivant.
Il suffit de voir ces routes sinueuses, traversant les forêts et côtoyant les lacs, pour comprendre qu’il n’est pas facile d’accéder à ce petit village du Morvan. Les festivaliers venus de tous horizons logent donc généralement sur le site pendant quatre jours. Au rythme des différentes programmations, les visages se font familiers, les relations se tissent entre les équipes de films, les bénévoles, les organisateurs et les spectateurs. Tous les matins, Jeanne, directrice de collège, offre dans son jardin un petit déjeuner copieux, autour duquel se rencontrent réalisateurs et festivaliers. Cette année, le festival s’est clôturé sur le bal populaire de la fête nationale, ses danses folk et son feu d’artifice, mêlant festivaliers et habitants des villages alentour.
Le cinéma s’invite dans différents lieux du village qui, d’ordinaire, occupent bien d’autres fonctions (atelier de menuiserie, salle polyvalente – les plus charmants restant le bois, qui accueille les projections nocturnes et les concerts, et la grange, où une hirondelle projette régulièrement sur l’écran l’ombre de ses trajets).
La programmation kaléidoscopique multiplie les domaines et les points de vue. On retrouve les séances de compétitions francophones et jeune public (avec remises des différents prix, dont le fameux Jambon du Morvan), la sélection de l’Agence du court métrage (pour la célébration des 30 ans) et la programmation de courts du pays à l’honneur (cette année la Belgique, avec une carte blanche au festival du court de Bruxelles, à celui des films d’écoles de cinéma et au Centre Wallonie-Bruxelles).
D’anciens films burlesques, d’animation ou scopitones sont aussi diffusés en 16mm et super 8. Le festival n’oublie pas les courts métrages régionaux, les ciné-concerts, les moyens et les longs métrages, le tout en laissant place aux avant-premières et en faisant la part belle au documentaire.
Enfin, pour assurer une continuité entre les éditions successives du festival, une carte blanche est offerte à l’un des réalisateurs récompensés l’année précédente. Cette année, Maxime Feyers (« Come What May ») a proposé sa sélection de courts internationaux. On y découvre par exemple « Treffit », court finlandais de Jenni Toivoniemi. Cette comédie met en scène une rencontre féline : deux propriétaires de chats siamois font participer leurs animaux à des concours de races et organisent leur reproduction. Autour d’un hors champ sonore cocasse, les humains naviguent entre gêne et aisance badine et les adolescents sont renvoyés, en miroir, à l’éveil de leur puberté.
Toujours parmi les choix de de Maxime Fleyers, on trouve dans une toute autre veine « Zodiac », film grec de Konstantina Kotzamani. Un enfant est livré à la culpabilité et à lui-même dans une chambre d’hôtel, après avoir été abandonné par sa mère prostituée. Une transsexuelle prend Peter sous son aile, remplaçant pour un temps la figure maternelle. Les heures et les jours passent, dans une torpeur soutenue par la chaleur du jour et les néons nocturnes. Les jeux d’enfant trompent la réalité et la peur…
La carte blanche comprend aussi « Du soleil en hiver » de Samuel Collardey, en compétition à Ouroux quelques années auparavant. Se dessine ici l’esquisse de son premier long métrage, « L’Apprenti ». Le thème et le traitement sont similaires : un jeune apprenti, Francis, vient passer quelques mois de stage dans une ferme d’élevage en Franche-Comté. Entre Francis et Michel, l’éleveur, vont se nouer des liens autour du travail ralenti en hiver.
On retrouve une certaine douceur de l’image, les plans-séquences fixes dans lequel le réalisateur laisse le temps s’installer, les silences prendre leur sens, les personnages se révéler, la lumière évoluer. Le choix du support 35mm y est pour beaucoup. La caméra, bien plus volumineuse et bruyante que l’outil numérique, impose sa présence physique, tout en restant immobile. Devant elle et grâce à elle, le minuscule, l’intangible prend vie. Et c’est aussi ce qui crée cette frontière floue entre documentaire et fiction, entre personnages et sujets/personnes, entre regard et écriture. Collardey glisse entre les genres et aime à comparer la réalisation avec le geste du peintre, plus particulièrement celui de Gustave Courbet (originaire d’Ornans, lui aussi) dont la peinture naturaliste s’attachait à représenter dans un format noble des sujets modestes, oubliés par la peinture de salon. La tendresse du regard porté au monde paysan et la place laissée au temps et au silence, s’inscrivent naturellement dans une certaine filiation avec Raymond Depardon. Depardon évoque l’art de saisir les “moments faibles”, et Collardey nous en offre ici une belle démonstration.
Arrêtons-nous maintenant sur les films de la compétition francophone. Celle-ci présentait 29 courts réalisés entre 2012 et 2013. Parmi eux, « Rétention » de Thomas Kruithof et « Fatigués d’être beaux », de Anne-Laure Daffis et Léo Marchand.
Rétention de Thomas Kruithof
Mathilde court après le temps, celui des administrations implacables qui n’attendent pas. Elle travaille dans un centre de rétention, sas de la justice, lieu intermédiaire entre les arrestations des sans-papiers et les décisions d’expulsions ou de trop rares libérations. Face au dossier de Yuri, Ukrainien employé en CDI et pourtant interné dans le centre et menacé d’être reconduit à la frontière, elle cherche la brèche où s’engouffrer et faire levier, faire s’effondrer les ressorts d’une procédure judiciaire qui porte bien mal son nom. Elle trouve enfin la faille, l’erreur qui devrait mener à la libération. Ou qui aurait dû. Car si les services ferment le vendredi à 16h, les expulsions zélées se font dans l’ombre, le week-end.
Son personnage est mécanique et efficace, elle remue les dossiers, les ressources possibles pour un homme qui a déjà baissé les bras, qui sait mieux qu’elle. Le rythme du film nous entraîne dans son tourbillon centrifuge, on pousse avec elle les portes des bureaux, mais la vacuité de l’entreprise viendra stopper net la progression. Une temporalité retenue par la pause cigarette au soleil : Mathilde accuse le coup. Elle brandit tout de même son ironie, ultime arme dans sa lutte quotidienne du pot de terre contre le pot de fer. Des points de suspension en guise de point final. Mathilde continuera sûrement sur sa lancée après… Juste le temps d’une cigarette.
Fatigués d’être beaux d’Anne-Laure Daffis et Léo Marchand
Dans un paysage désertique, deux cow-boys désœuvrés tuent le temps. Si Le Duc, la cinquantaine (Denis Lavant) est taciturne et opiniâtre, Cécile (Pablo Nicomedes), bien plus jeune, compose un personnage d’Avrel évaporé. Cécile tire une balle de revolver au hasard pour voir s’il parviendra à la retrouver dans le sable, le Duc se pique au jeu. Et voilà nos deux comparses occupés à chercher une aiguille dans une botte de foin.
Cet anti-western s’inscrit dans la veine du théâtre de l’absurde, l’ombre de Godot n’étant jamais bien loin. Comme chez Beckett, les personnages n’ont pas vraiment de réalité sociale. Piégés par une attente sans fin, ils se fixent un but artificiel pour remplir le vide. Le comique du duo repose sur le décalage, et sur l’absurdité de leur quête qui prend pour eux une importance primordiale. Le temps étiré, cyclique ou arrêté, se fond en abstraction, et prend des teintes surréalistes. Le titre du film sonne comme un écho à la réplique de Vladimir, l’un des personnages de Beckett : “On portait beaux alors. Maintenant il est trop tard. On ne nous laisserait même pas monter.” Les cow-boys sont las… S’ennuieraient-ils de n’être plus que des symboles ?
Sans doute n’est-ce pas par hasard si dans les trois films évoqués ici la notion de temporalité constitue un élément essentiel. Car le festival terminé, on prend conscience que notre rapport au temps a été insensiblement modifié, qu’il s’est modelé autrement, entre plaisir de savourer sans empressement et sensation de fugacité d’un moment vite écoulé. La particularité de Partie(s) de Campagne est bien de créer du lien, des interactions entre les différents intervenants : entre l’espace rural et les films, entre les divers participants, entre la musique et le cinéma. Tout circule et chaque élément vient prendre une dimension participative.
Juliette Borel