Déjà évoqués dans notre précédent reportage sur le festival de Grenoble, « As it used to be » de Clément Gonzalez, « Le Mûrier Noir » (Shavi Tuta) de Gabriel Razmadze, « Lettres de femmes » de Augusto Zanovello et « The Mass of Men » de Gabriel Gauchet ont suscité notre intérêt parmi les 34 titres de la compétition. Nous revenons aujourd’hui sur ces quatre films qui, avec « Avant que de tout perdre » de Xavier Legrand, récompensé du Prix du meilleur scénario à Grenoble, seront projetés dans le cadre de la reprise du palmarès du Festival lors de notre première séance Format Court de l’année, le jeudi 12 septembre, au Studio des Ursulines (Paris, 5ème).
As it used to be de Clément Gonzalez, Prix d’aide à la création, Prix du public
Malgré son titre anglophone, « As it used to be » est un film français ayant la particularité d’avoir été réalisé dans le cadre du 48 Hour Film Project à Johannesbourg. Le principe est simple : à la manière des films Kino, les films sont écrits, tournés et montés en 2 jours. Loin d’être un court sans substance comme peuvent l’être de nombreux films faits dans l’urgence, celui de Clément Gonzalez touche par sa justesse de ton, son humour et son émotion. L’histoire, car il y en a bien une, est celle d’un professeur d’histoire (interprété magnifiquement par le comédien sud-africain Luthuli Dlamini) donnant son cours devant une classe vide et une simple webcam, à la fin des années 2030. L’instruction, la transmission du savoir du professeur à l’élève, l’échange entre eux ne sont plus que virtuels : tout passe désormais par Internet. Cette mécanique bien huilée et futuriste cadre les professeurs comme les présentateurs de JT actuels : en hommes-troncs potentiellement sans pantalon. Mais que penser d’un micro-évènement, d’un boulon qui coince, censé être banal, mais dont les conséquences peuvent être plus importantes qu’on ne le croit ? Que faire quand une « vraie » élève, plutôt pas mal de surcroît, franchit la porte de la salle de classe pour assister en live à un cours d’histoire, à la manière de ces anciens étudiants qui remplissaient il y a encore trente ans les hémicycles ? Face à « As it used to be », on s’interroge, on s’émeut, on rit, on fait les trois à la fois et on cherche obstinément pendant le générique le nom du seul professeur passionné qu’on a rencontré lors de nos études (réponse : Mme De Pauw, prof d’anglais). Vraie découverte de ce festival, le film parle surtout de l’avancée galopante de la technologie et de ses effets néfastes sur la société et les comportements actuels (absence de communication, de partage réel d’informations, virtualité des liens). Pour peu, on serait presque tenté d’abandonner tout son attirail technologique (smartphone, portable, e-machin, …), de retrouver Mme De Pauw et de lui payer un coup en la remerciant de nous avoir si bien appris les verbes irréguliers.
Le Mûrier Noir (Shavi Tuta) de Gabriel Razmadze, Mention du Festival
Le film, fruit d’une co-production franco-géorgienne, évoque la journée passée entre deux voisins adolescents, que presque tout oppose. Tourné dans la ville minière de Chiatura, le film se dote d’une très belle photo (signée Goga Devdariani) pour aborder le quotidien du silencieux Nick et de l’enjouée Anna, jeunes gens attirés l’un par l’autre mais séparés par leur condition sociale. Lui se destine aux profondeurs, au labeur et à la survie : comme son père, il ira travailler à la mine. Elle, de son côté, compte bien embrasser la lumière, les études et l’ailleurs : elle quitte la ville avec ses parents et deviendra peut-être un jour médecin, parce qu’il s’agit d’un vrai métier selon sa mère. Pendant leur dernière journée ensemble, ils prennent le téléphérique, admirent distraitement les sublimes montagnes locales, se courent après comme des enfants qu’ils sont encore, cueillent et mangent des mûres en se regardant à la dérobée. Ces deux-là savent probablement qu’ils ne pourront pas partager leur vie ensemble, même si Nick tente – un peu tard – de se débarrasser de son habit noir pour rattraper la belle Anna. Malgré plusieurs incohérences scénaristiques, « Le Mûrier Noir » est un film de ressenti qui ne multiplie pas les discours, préférant jongler entre les jeux de regards, les non-dits et les très beaux plans de la campagne géorgienne.
Lettres de femmes de Augusto Zanovello, Prix spécial du Grand jury, Prix du jury jeune & mention spéciale du jury de presse
Seule animation vraiment originale à Grenoble, « Lettres de femmes » propose un bond dans le temps, pendant la guerre 14-18. Sur le front, entre la boue, la crasse, la folie et la mort, l’infirmier Simon passe de gueule cassée en gueule cassée pour soigner les blessures. Ses poilus, il les soigne à coups de lettres de femmes et de leurs mots d’amour et de réconfort. Ce sont eux les seuls remèdes pouvant soigner les trous des soldats blessés pour la patrie. Simon, lui, semble traverser la Grande Guerre sans encombres. Ce qui l’anime, c’est sa correspondance avec Madeleine, sa marraine de guerre, qui lui donne du courage pour affronter l’horreur du quotidien. Ses mots lui soulagent autant le cœur que l’esprit. Un jour, les lettres n’arrivent plus au front.
Bardé de quelques prix sympas (Prix du public à Annecy, Coup de Coeur Unifrance à Cannes), « Lettres de femmes » a de bonnes cartes en main : son sujet à part, son entrée en matière forte et expressive, l’émotion se dégageant des lettres lues en voix-off, la poésie de certaines scènes, ses soldats de papier/de carton et ses mots-remèdes. Malgré quelques séquences plus faibles, le film doit beaucoup à son esthétique et à sa scène finale, poétique et musicale.
The Mass of Men de Gabriel Gauchet, Grand prix, Prix du jury presse & Mention spéciale du jury jeune
Malgré son Pardino d’or glané au Festival de Locarno 2012 et sa projection en juin à Bruxelles dans le cadre des séances Short Screens, « The Mass of Men » ne nous était toujours pas tombé entre les mains. Pourtant, son réalisateur, Gabriel Gauchet, n’est pas un total inconnu à nos yeux clairs. Il y a trois ans, au moment du Festival de Clermont-Ferrand, nous avions découvert ce réalisateur et son film de l’époque,« Efecto Domino », abordant un règlement de comptes mené sur un présumé coupable, dans les rues de la Havane. Le film nous avait saisi pour sa violence physique et verbale, ses hors-champs et la justice des hommes rendue, entre action et passivité. Le film était un film d’écoles allemand (produit par la KHM/Kunsthochschule für Medien Köln), celui-ci en est un aussi. Gabriel Gauchet aime effectivement les heures de cours puisque « The Mass of Men » est un film de la NFTS (National Film and Television School), une école importante au Royaume-Uni.
Son film s’ouvre sur une scène de meurtre filmée en vidéo-surveillance et se poursuit avec le rendez-vous de Richard, un chômeur de 55 ans, en retard de quelques minutes avec sa conseillère de Pôle Emploi. S’ensuit un dialogue de sourds et une libération de la parole et des actes totalement imprévue. Entre violence verbale et physique, entre discours réactionnaire et survie, « The Mass of Men » ne parle pas, comme son titre l’indique, d’un seul homme fragilisé, mais d’une masse anonyme d’êtres rejetés, faibles, opprimés. Le film de Gauchet surprend, choque, laisse pantois. Il pourrait être rangé du côté de ces fameux films qu’on aime bien qualifier de sociaux, mais ce serait réduire sa portée que d’énoncer une telle parole. Par l’hyperréalisme de son récit, il parle autant d’une situation extrême que l’intransigeance et de la déshumanisation de l’aide sociale. Déroutant et percutant, « The Mass of Men » est bel et bien un grand film.
Consultez les fiches techniques de « As it used to be », de « Le Mûrier Noir » (Shavi Tuta), de « Lettres de femmes » et de « The Mass of Men »
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