Lors du dernier Festival de Cannes, nous avons rencontré Annarita Zambrano, en compétition officielle avec son film « Ophelia ». La réalisatrice d’origine italienne nous a longuement raconté son parcours, ses choix et son cinéma, avec passion et coups de gueule, comme une copine avec qui on prendrait un café, et nous a démontré qu’elle était une personne aussi déterminée dans la vie que dans son cinéma.
Cela fait déjà quelques années qu’on voit tes films dans les plus grands festivals, que ce soit en France ou à l’étranger, et c’est pourtant la première fois que nous te rencontrons. Peux-tu nous parler de ton parcours pour en arriver là ?
Je suis venue en France pour étudier. J’ai commencé avec le programme Erasmus, puis j’ai poursuivi sur un doctorat en linguistique. À la fin de mes études, je suis restée en France puisque je me suis mise à enseigner ici. En réalité, j’ai toujours rêvé de faire du cinéma mais à l’époque, il n’en était pas question car je viens d’une famille très classique et bourgeoise dans laquelle on ne fait pas de cinéma, si bien que partir en France était également un moyen d’échapper à une carrière qui ne me convenait pas en Italie. Je crois finalement que j’avais surtout envie de voir comment on vivait dans un autre pays que le sien, tout simplement parce que je suis curieuse. Le choix de la France a été une évidence du fait que j’admirais beaucoup le cinéma français et que j’avais fait ma thèse sur François Truffaut. Et la vie a voulu que j’y reste car je m’y sentais plus libre avec en plus, des possibilités de travail.
Il semble, à voir les génériques de tes films, que tu travailles souvent avec les mêmes personnes et que tu t’es constituée une vraie équipe « à toi ». Peux-tu nous parler de ta rencontre avec Stéphanie Douet (Sensito Films) qui produit tous tes films depuis le début ?
Auparavant, j’ai enseigné puis travaillé dans un festival, mais j’étais profondément malheureuse car ce que je voulais plus que tout, c’était faire de la mise en scène. Le problème, c’est que j’étais déjà vieille et que j’étais « plombée » par autant d’années d’études et « écrasée » par l’aspect culturel théorique. Je n’avais donc aucune envie de reprendre des études de cinéma et bien au contraire, je souhaitais faire de la pratique. À 34 ans, je me suis demandé qui voudrait bien de moi « telle quelle » et la seule qui m’a acceptée a été Stéphanie. J’avais pourtant contacté tous les producteurs que je connaissais, mais ils m’ont tous refusée. J’avais envoyé à Stéphanie le scénario de ce premier petit film, « La troisième fois », qui me tenait beaucoup à cœur. Ça l’a beaucoup touchée aussi et en trois semaines, elle a trouvé de quoi le financer. Elle a également accepté mes exigences : faire jouer la comédienne Magali Woch et tourner en 16 mm. Et ça a été la même aventure pour mon deuxième film, « Andante mezzo forte » qui plaisait également beaucoup à Stéphanie.
Depuis 2006, tu as réalisé huit courts métrages qui ont beaucoup de succès puisqu’on a pu les voir aux festivals de Cannes, de Venise, de Berlin, de Rotterdam, etc… On peut penser que tu n’as plus grand-chose à prouver, alors pourquoi ne pas passer au long-métrage ?
Parce que je traîne (rires) ! En réalité, j’ai besoin d’être sur un plateau sinon je meurs. J’aime bien travailler dans l’urgence car lorsqu’on a passé toute sa vie, le nez dans les bouquins, on en vient à tout accepter du moment qu’on passe à la pratique. Par exemple, pour le film « Schengen » (écrit pour Claudia Tagbo) de la Collection Canal, je me suis dit que j’allais m’amuser. J’avais envie d’être sur un plateau, pour pratiquer parce que j’apprends toujours lorsque je tourne et aussi parce que je suis une « flippée » de devoir passer au long ! Mais aujourd’hui, ça y est : je sais que je suis prête pour faire mon long. Je pense que je vais tout autant flipper sur le plateau, mais j’en ai envie. Il fallait juste que je suive mon rythme à moi, même si ce n’est pas forcément celui des autres.
Pour en revenir au court métrage, quels sont les prémices d’« Ophelia » ?
En réalité, c’est le décès d’une amie très chère, Céline, qui m’a donné envie de faire ce film. Le jour où j’ai appris qu’elle était morte, j’ai failli me noyer. J’ai couru et couru sur la plage jusqu’à me jeter à l’océan parce que je voulais pleurer. Et j’ai vraiment failli me noyer car je n’arrivais plus à revenir. Je ne connais pas l’océan puisque je suis méditerranéenne et la marée me surprend toujours. À un moment donné, j’ai fait la planche pendant une heure et demi. C’était long mais j’avais besoin de réfléchir et de faire passer ma tristesse. Là, j’ai pensé à Céline qui s’était jetée d’une fenêtre et je me suis demandée pourquoi je devais mourir ce jour-là dans l’océan alors que je voulais vivre. En effet, on a le choix dans la vie, de vivre ou de mourir. Elle avait fait le choix de mourir et je respecte finalement sa décision mais moi, je savais que je voulais vivre. Pourtant, ce jour-là dans l’eau, je voyais bien que je ne maitrisais plus rien et j’ai cru que j’allais mourir. Finalement, je me suis retrouvée bien plus loin, échouée sur la plage et des gens m’ont traînée alors que j’étais à poil. Je pense que c’était des enfants mais je ne m’en souviens plus très bien car je ne voyais que des ombres. Donc en fait, c’était moi, Ophelia. Et si j’ai fait ce film en pensant à Céline, c’est aussi parce que finalement, je crois que j’aurais préféré qu’elle ait ce type de mort dans la nature, avec des gens qui s’occupent d’elle comme ils l’ont fait avec moi sur la plage. J’aurais aimé que son corps soit traîné dans la forêt avec les oiseaux et qu’elle s’envole peut-être quelque part. « Ophelia », c’est donc une poésie avec la tristesse de la mort. Sauf que la jeune femme conserve les yeux semi ouverts comme l’Ophelia de John Everett Millais, car la vie est encore en elle.
Ce qui est étrange dans ton film, c’est que lorsque les enfants parlent d’elle, on imagine qu’on va la voir bel et bien vivante alors qu’on la découvre morte. Mais du coup, même morte, on imagine qu’elle est vivante, surtout que les deux adolescents y croient.
Bien sûr ! Je ne voulais surtout pas que ce soit glauque. J’ai bien évidemment lu le poème d’Arthur Rimbaud, mais je n’ai pas voulu créer quelque chose d’aussi glauque avec les vers et tout ce que représente la mort métaphoriquement. Je souhaitais au contraire que la vie vienne de s’échapper d’elle. C’est une histoire d’amour en réalité. La différence d’âge entre elle et les deux garçons; particulièrement le blond, est très légère, et je voulais qu’on croit que le baiser qu’il lui donne soit comme le premier baiser des deux. Je voulais montrer l’intimité d’une histoire d’amour avec toute la pudeur qu’elle engendre. Les deux adolescents vont là-bas pour la mater et ils finissent par la rhabiller. C’est aussi une histoire d’adolescence, de qui va la vivre et de qui ne va pas la vivre. D’ailleurs, on se pose la question : Ophelia s’est-elle suicidée par amour ? Toute le monde sait qu’elle s’est suicidée pour Hamlet et en même temps, Shakespeare dit qu’elle est tombée dans la rivière. Et on ignore vraiment qui elle est, mais ce n’est pas si grave. Cela n’empêche que pour cette jeune fille de 17 ans qui aurait pu vivre un amour qu’elle ne vivra finalement pas, avec les souffrances liées à l’amour et à l’adolescence, la douleur réside dans le fait qu’elle ne passera pas par tout ça mais par la mort à proprement parlé. Et dans mon film, les deux garçons lui font comme un adieu, d’où l’aspect très poétique. D’autant plus que je ne sais pas si elle va pourrir dans sa cabane; au contraire, je me suis dit qu’avec les oiseaux, les animaux, et la nature autour, c’est comme si elle entrait dans un autre monde. D’ailleurs, techniquement, on a beaucoup travaillé pour que l’endroit où elle est amenée apparaisse comme un autre espace. Là-dessus, le travail sur le son était très important. Même au niveau de l’image, on a essayé de créer un univers enveloppant.
Vous avez tourné pendant combien de jours ?
Quatre jours. On a décidé de tourner en 35 mm à deux perforations, c’est-à-dire en scope pour filmer au mieux Les Landes. Et j’ai tourné au même endroit où mon histoire personnelle que je viens de raconter m’est arrivée. D’ailleurs, l’équipe est devenue folle car je voulais absolument retrouver les lieux exacts. En effet, on ne peut pas conduire dans la forêt à cet endroit-là, si bien qu’on a marché des heures et des heures ! Mais de toutes façons, je n’aurais pas tourné ailleurs.
Parmi tes comédiens, il y en a deux que tu as fait jouer à deux reprises : Django Desplain qui joue dans ton prochain film « L’heure bleue » et Audrey Bastien qui avait joué dans « Dans la cour des grands ». Tu peux nous parler d’eux ?
Django, c’est un génie ! Il fait du surf et il m’a dit : « Il faut que tu en fasses aussi, mais avec les petits là-bas » (rires). « L’heure bleue » est issu d’un concours que j’ai gagné, donc je me suis dit que j’allais faire les deux films ensemble. Quant à Audrey, je la remercie de m’avoir supportée. Elle avait adoré faire « Dans la cour des grands »avec moi, mais dans « Ophelia », elle s’est quand même faite traîner pendant quatre jours ! La pauvre, elle pleurait. Je pense qu’elle a accepté parce qu’elle me connaissait et qu’elle connaissait mon cinéma. Pour moi, elle est incroyable. D’ailleurs, je propose qu’elle reçoive le prix d’interprétation ! Effectivement, c’est très difficile de rester les yeux semi ouverts et de jouer la morte. En revanche, on a utilisé très peu de maquillage car elle est aussi blanche dans la réalité que dans le film. Après, on a quand même dû faire quelques petits effets spéciaux car malgré tous ses efforts, on voyait son cœur battre ; on ne pouvait pas la tuer. J’ai encore des textos avec Technicolor où ils me disent : « Ça y est, on a réussi : on a tué la morte » (rires). En bref, « Ophelia », c’est tout ça : une sacrée aventure pour moi.
Lorsqu’on a été comme toi sélectionnée dans les plus grands festivals du monde, est-ce qu’on est encore surprise d’être prise à Cannes, en compétition officielle ?
Bien sûr que j’ai été heureuse. D’ailleurs, je me souviens d’avoir dit à Stéphanie (ndlr : Douet, Sensito Films) que je ne voulais plus aller à Cannes si je n’étais pas prise en compétition officielle. La Quinzaine, je n’y aurai pas été sélectionnée car j’y suis déjà allée avec « Tre Ore » et je pense qu’il faut laisser la place aux autres. Je n’ai jamais été à la Semaine de la Critique, j’ai toujours été à deux doigts de l’être, mais à chaque fois, un film avec un thème proche du mien y a été préféré. Il y a deux ans, ils ont pris « Junior » de Julia Ducourneau plutôt que « Dans la cour des grands », et cette année, ils ont préféré « Océan » d’Emmanuel Laborie à « Ophelia ». C’est comme ça, c’est la vie. Mais après, le comité de sélection m’a appelée pour me dire que j’étais en compétition officielle, c’était encore mieux ! C’était absolument génial ! À Cannes, non seulement, j’ai découvert la plupart des films et des noms qui m’ont inspirée pour réaliser mes propres films mais à côté de ça, j’ai l’impression d’y trouver le public que je cherche pour les films que je fais. Alors bien évidemment, j’ai été très heureuse d’y être cette année et j’espère continuer d’y être sélectionnée.
Propos recueillis par Camille Monin
Article associé : la critique du film