Une nuit en enfer
D’un côté, il y a lui, un immigré roumain vivant à Paris, marié avec une française et travaillant comme traducteur pour les services de police. De l’autre côté, il y a elle, une jeune prostituée roumaine qui vient d’être victime d’un viol collectif. Elle ne parle pas français et elle a par conséquent besoin de lui pour faire le lien avec l’administration au fil des différentes procédures; mais il a également besoin d’elle puisqu’elle lui permet d’avoir du travail. Les deux individus sont amenés à passer la nuit ensemble; une nuit qui se résume à un enfer.
« Solitudes », le film de Liova Jedlicki (Prix ADAMI d’interprétation Meilleure comédienne, Mention du Jury Télérama et du Jury National au Festival de Clermont-Ferrand) est en effet très dur : pour les protagonistes, certes, qui subissent cette nuit au fil des multiples visites dans les services judiciaires, policiers et médicaux, mais également pour nous, spectateurs, qui assistons à cette succession infernale d’interrogatoires et autres contrôles suite à ce viol ignoble. La première scène, déjà, dépeint l’ambiance du film : la voix off d’un médecin sur fond noir décrit les analyses auxquelles il va procéder sur la victime, parmi lesquels l’examen de la marge anale, tandis que le traducteur traduit le tout à la jeune roumaine.
Lorsque l’image se dévoile, le réalisateur choisit de placer sa caméra au plus proche des deux personnages, ce qui nous amène à juger de l’abomination du système administratif français sur une pauvre fille qui rêverait certainement plus de rentrer chez elle pour prendre une douche plutôt que de subir la violence des services de police toute une nuit durant. En même temps, le film montre que toutes ces procédures sont malheureusement un passage obligé si l’on veut retrouver les coupables de cette agression. On comprend alors que l’administration pourrait être le personnage principal de ce film. Et à travers ces multiples procédures administratives, le réalisateur traite de l’immense solitude des deux personnages principaux.
La solitude de la jeune femme semble assez évidente. Elle dit d’ailleurs n’avoir personne à qui demander de l’aide, en réponse à l’un des agents de police. Elle est par conséquent seule dans la vie, certainement à cause de son métier de prostituée et perdue face au personnel administratif, ne comprenant pas leurs questions. Seule, elle l’a été également pour recevoir les coups de sept violeurs et elle l’est en fin de compte, après cette nuit infernale, puisque le traducteur préfère lui indiquer le trajet en métro plutôt que de la ramener en scooter, prétextant qu’il n’a pas de deuxième casque pour elle. Autrement dit, personne n’éprouve aucune pitié pour cette jeune fille ou ne ressent aucun ébranlement suffisamment fort pour la raccompagner chez elle.
Face à elle, le traducteur est finalement tout aussi seul. Sa solitude paraît moins évidente à percevoir puisqu’il semble être en couple. En réalité, c’est par rapport au système qu’il est seul. Il se retrouve entre deux camps sans pouvoir choisir ni l’un ni l’autre: celui de l’Administration française dont il est l’employé et celui de la jeune fille qu’il accompagne toute la nuit, étant le seul à pouvoir communiquer avec elle. Il devrait naturellement recevoir un soutien professionnel de la part de l’administration, ce qui n’est pas le cas. De l’autre côté, il demeure d’une extrême froideur à l’égard de la prostituée. Sa solitude, à lui, est identitaire : il n’est finalement qu’un citoyen français qui n’en est pas moins roumain.
Autre personnage touché par la solitude de ce film, le spectateur, qui ressort fortement atteint par cette histoire et qui ne peut se rattacher à un quelconque rapprochement entre les deux protagonistes, ce qui renforce encore plus la dureté et ces solitudes dépeintes ici. A ce sujet, le jeu des deux comédiens est criant de véracité, aussi flegmatiques sont-ils tous les deux dans leurs rôles respectifs. Les émotions que Madalina Constantin réussit à faire passer par son regard (la peur, l’incompréhension, le surmenage ou la sévérité) justifient pour beaucoup son prix d’interprétation féminine remis dimanche soir à la clôture du Festival de Clermont-Ferrand.
Au niveau de la forme, Liova Jedlicki opte pour la simplicité, en vue d’un court-métrage réaliste. On pourra alors comparer son travail à celui de certains films de Maurice Pialat où le maître ne faisait aucune concession pour les éléments crus et cherchait un ton juste, proche de la provocation. On notera au passage un important travail autour du son et de l’ambiance sonore qui permettent au réalisateur de refuser l’option de la musique sentimentaliste pour souligner tel ou tel aspect du film.
Quant à la position de la caméra, sa proximité avec les personnages précédemment cités donne un aspect comparable au documentaire. Tout n’est pas crédible et pourtant, on se surprend à croire que tout se passe comme tel dans des cas comparables à celui de la jeune victime.
Pour mettre en images cette histoire inspirée de la vie réelle, la scénariste Alexandra Badea avait fait appel à Liova Jedlicki et a fait « basculer » le jeune réalisateur vers le drame puisque avant « Solitudes », il avait réalisé deux comédies, « Crosse » et « Chérie ». Cette collaboration qui l’a amené à filmer des scènes de vie dramatique semble lui réussir et on s’en réjouit en vue d’un prochain long-métrage en cours d’écriture à quatre mains.
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Article associé : l’interview de Liova Jedlicki
Merci Camille pour cette critique courageuse. Le film commence plutôt bien, même s’il est franchement difficile pour le reste de parler de cinéma (idem pour tous les films français primés à Clermont, d’ailleurs). On a l’impression que la réalisatrice évite de caractériser ses personnages, imaginant peut-être que le spectateur le fera à sa place. C’est comme s’il ne fallait pas trop en dire, et qu’en réalité il ne reste plus rien. L’existence est le contraire du pur, de l’épure. Il faut chercher du côté de l’impur, surtout quand on évoque un sujet pareil. Dommage, donc.