Liova Jedlicki : « J’ai voulu que mon film soit une réelle expérience pour le spectateur »

Nous avons rencontré le réalisateur du film « Solitudes » lors du dernier Festival de Clermont-Ferrand où il a remporté le Prix Adami de la meilleure interprétation féminine, une Mention du Jury Télérama ainsi qu’une Mention « Pialat » du jury officiel. Le jeune homme était pour la première fois au festival, et conscient que son film (mettant en relation une prostituée roumaine violée et un traducteur pour les services de police) n’est pas simple, il n’a pas lésiné en explications et argumentations sur ce qu’il a cherché à raconter.

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« Solitudes » est ton premier film dramatique après deux comédies réalisées auparavant. Pourquoi avoir basculé vers un film aussi grave ?

J’ai tout simplement la volonté de servir un propos et d’aborder des sujets qui sont d’actualité dans notre société. Certains sujets ont besoin d’être traités par le cinéma pour être vus par les gens, pour que ça les touche. C’est une manière de donner des sujets de réflexion. Avec ce film, je n’ai pas voulu imposer une vision manichéenne des choses, j’ai plutôt voulu soulever une interrogation à laquelle je n’ai pas de réponse en réalité. Je pense néanmoins que le sujet de la procédure après un viol est très important.

Donc, tu ne considères pas ton film comme une critique, mais bel et bien comme un constat ?

Non, en effet, ça ne peut pas être une critique parce que c’est un débat trop compliqué. La procédure administrative et judiciaire qui vient après un viol est la réponse de la société à cet acte ignoble, et en soi, elle est nécessaire. Il faut relever des preuves à travers des examens gynécologiques en plus d’interrogatoires, pour permettre de mener une enquête. Dans le système tel qu’il est avec une justice qui existe, on ne peut pas dire que ce soit mal. Dans le film, aucun des protagonistes n’est méchant, même s’ils paraissent aux premiers abords antipathiques. Ce serait idiot de les traiter de la sorte puisque leur motivation est de faire leur travail au mieux. Le problème est que, bien évidemment, la victime dans le film attire l’empathie, et toutes ces choses liées à la procédure paraissent cruelles, inappropriées, particulièrement au moment où ça se passe. En fait, la problématique est de savoir comment mener à bien cette procédure qui suit un viol, sans que cela devienne un deuxième viol. Dans mon film, on est en attente d’un geste d’humanité de la part du traducteur, ce qui, finalement est un peu injuste pour lui, puisqu’il se contente simplement de faire son boulot. J’ai donc voulu soulever la question de cet acte manquant.

Justement, en faisant de ce traducteur un être si froid, sans aucun geste affectif, n’as-tu pas craint que le spectateur ne ressente aucune empathie pour ce qui est, finalement, ton personnage principal ?

Je suis d’accord qu’il n’est pas forcément très attachant. Mais je n’ai pas eu peur de ça pour autant. En fait, l’histoire nous a été racontée par un traducteur qui avait vécu cette situation. On a bien sûr un peu dévié de la réalité pour la dramaturgie du scénario et on a surtout rabaissé pas mal de choses pour la crédibilité fictionnelle. Par exemple, dans la réalité, ils n’y avait pas sept violeurs, mais vingt. Tout ça pour dire que je n’ai pas essayé de provoquer ni de choquer, mais bien au contraire, avec la scénariste Alexandra Badea, on a essayé d’amoindrir les éléments trop graves. Ce qui avait perturbé le traducteur dans cette histoire, c’est qu’à la sortie de la préfecture de police après cette nuit si longue de procédure, il s’est retrouvé avec la femme devant Notre-Dame. Là, il semblerait qu’elle se soit un peu rapproché de lui et machinalement, il l’a repoussée d’un geste répulsif. Il a dû avoir honte ou peur d’être vu avec une prostituée. Ça l’a marqué profondément et c’est là où il a compris qu’il fallait peut-être juste la prendre dans ses bras. C’est cette réflexion sur la procédure qui m’a intéressé. Face à ces filles qui se font violer et à qui on interdit de prendre une douche, on s’aperçoit que la première chose à faire serait peut-être d’avoir une discussion simple et compassionnelle avec elles. Peut-être faudrait-il qu’il existe une petite cellule psycho-affective. C’est ce que j’ai voulu soulever en montrant l’incapacité d’attachement du traducteur.

Alors, penses-tu que ton film pourrait avoir un impact « éducatif » au sein des systèmes judiciaires et/ou des associations de prévention et protection des femmes, puisque tu fais un constat et que tu ouvres surtout la réflexion ?

C’est un peu prévu. On devrait normalement projeter le film dans des commissariats de police. Et puis, si Firmine Richard a accepté de faire le film, c’est notamment parce qu’elle fait partie des élus de la mairie du 19e arrondissement et qu’elle mène une action auprès de femmes battues, violées. Dès les premiers rendez-vous qu’on a eu avec elle, elle a tout de suite évoqué le fait de montrer le film. Après je ne sais pas si on peut employer le mot « éducatif » car je pense juste que mon film est un point d’entrée pour la conversation. Je sais aussi que le planning familial est très en attente de voir le film comme un outil, mais j’insiste sur le fait que c’est un outil introductif car je ne me considère pas comme un donneur de leçons capable d’enseigner ou d’analyser quelque chose. Il y a des gens qui sont très compétents pour ça. Moi, j’ai seulement voulu mettre le spectateur face à une situation qui arrive malheureusement tous les jours et qu’on ne veut pas forcément voir. Je fais appel à l’humanité des gens finalement. Je ne cherche pas à faire dans le sensationnalisme, et je veux plutôt faire un cinéma d’émotion.

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Et comment procèdes-tu pour faire du cinéma d’émotion dans ce film ?

J’ai filmé plutôt de manière classique avec des choix d’angles qui proposent au spectateur de vivre une expérience. Effectivement, à travers les champs et contre-champs avec la psychologue, les autres intermédiaires et les deux protagonistes, on se situe des deux côtés, on est placé à l’intérieur même de la procédure. Je pense que les gens pourront peut-être être touchés pendant les 17 minutes du film, mais je pense également et malheureusement, qu’ils l’oublieront très vite. Espérons qu’il y en ait tout de même qui conservent cette réflexion, avec leur propre sensibilité et leurs questionnements.

Penses-tu que l’on puisse comparer ton film à celui de Maïwenn, « Polisse » dans lequel elle décrit un système plus qu’elle ne donne de vraies leçons, un peu comme toi ?

Maïwenn décrit beaucoup plus la vie de ceux qui sont à l’intérieur même des commissariats de police, au sein même des procédures. Mais sinon, pourquoi pas. Je n’y ai pas forcément pensé. En tout cas, effectivement, je ne cherche pas à donner de leçons, mais je sais que si on a envie de changer le monde, de la manière la plus humble possible, il est nécessaire de le comprendre. Et c’est sans doute ce que j’ai souhaité avec ce film.

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Contrairement à tes deux films précédents, pour « Solitudes », ce n’est pas toi qui a écrit le scénario. Comment s’est passée la collaboration avec Alexandra Badea ?

Au départ, Alexandra est une auteure de théâtre et « Solitudes » est son premier scénario de cinéma. Lorsqu’on s’est rencontré, elle m’avait parlé de deux histoires racontées par un traducteur qui l’avaient profondément touchée. Il est vrai que ce que lui a raconté cet homme est une source incroyable car ce sont des éléments souvent cachés ou bien auxquels on a difficilement accès, et qui pourtant, arrivent tous les jours de manière presque banale. Avec Alexandra, nous avons donc choisi de travailler ensemble sur ce thème en commençant par un court-métrage sur l’une de ces histoires. Elle s’est mise à écrire très vite, en quinze jours je crois. Je lui ai donné quelques conseils, mais presque plus sur la mise en page que sur le fond en réalité. Puis, nous avons envoyé le scénario à deux boîtes de production. On a un peu fait les « marieurs » ; c’est-à-dire qu’on a envoyé le texte à la boîte roumaine en disant que la production française le ferait, et inversement avec la boîte de production française. Ça a marché et tout est allé très vite après. Depuis, Alexandra a écrit le long-métrage de l’autre histoire qu’elle m’avait racontée.

Toujours sur le même thème ?

Pas vraiment, si ce n’est que ça se passe à Paris également et qu’il est toujours question d’une histoire franco-roumaine. Sur ce scénario-là, elle a écrit une première version. Je lui ai fait quelques remarques et elle a réécrit. Finalement, cet été, on retravaillé l’écriture ensemble, bien plus que ce que l’on avait fait pour le court-métrage. Le scénario est donc là. Nous avons d’autres projets ensemble, plus volontiers avec une idée de co-écriture puisque j’ai très envie de revenir à l’écriture. J’avais en effet arrêté de manière volontaire car j’avais très envie de réaliser un scénario qui n’était pas le mien. Ce n’est pas la même chose, mais c’est un travail très intéressant.

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Et Alexandra Badea, est-elle entrée dans la réalisation de ce film-là ?

Non, mais elle m’a aidé pour la direction d’acteurs puisqu’elle était la traductrice pour le film, vu qu’elle franco-roumaine. Je ne parle pas roumain. Les deux comédiens parlent français, mais ils pouvaient faire des erreurs sur le texte, et par conséquent, Alexandra était très en contact avec eux.

À propos des comédiens, tu es passé par un casting, des recommandations ou bien tu les connaissais déjà avant ?

Le film était écrit pour la comédienne Madalina Constantin (ndlr : elle a reçu le prix d’interprétation féminine lors du Festival de Clermont-Ferrand 2013). C’est en effet l’actrice de théâtre fétiche d’Alexandra et j’ai également voulu tourner avec elle. Il n’y avait aucun doute la concernant. D’ailleurs, elle a énormément travaillé pour le rôle en faisant des recherches, en se documentant, en rencontrant des prostituées, etc… La production tenait absolument à réaliser un casting, mais je n’y ai pas tenu. En revanche, pour le personnage masculin, on a fait un casting et il s’est avéré qu’on a également choisi un comédien qu’Alexandra connaissait du théâtre, Razvan Oprea. Ça a été un peu plus compliqué avec lui, notamment parce qu’il vit en Roumanie. Pour dire vrai, il était le rôle principal à l’écriture, mais au vu de ses faibles disponibilités, on a recentré le film afin que la procédure devienne le personnage principal. La victime devient le personnage sur lequel l’empathie repose. Lui, il est le personnage sur lequel on projette, on attend quelque chose, c’est l’antihéros. C’est aussi le personnage grâce auquel on entre dans l’histoire. Comme il est dans l’écoute, il permet de faire le lien avec le spectateur.

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Et Firmine Richard ? Tu nous as parlé de son point de vue engagé socialement pour cette histoire, mais peux-tu nous expliquer ton envie de travailler avec elle ?

En fait, je suis tombé amoureux d’elle à douze ans lorsque j’ai vu « Romuald et Juliette ». C’est une actrice formidable. Comme beaucoup de réalisateurs, j’ai envie de travailler avec des gens que j’aime et que j’admire. Tout simplement, je lui ai envoyé le scénario et elle m’a rappelé. Elle a été touchée par les raisons que j’ai évoquées précédemment. Comme on a l’habitude de la voir jouer dans des comédies, c’était finalement pour moi un moyen de ne pas montrer les intermédiaires de cette procédure de manière trop cruelle et caricaturale. En effet, dans un court-métrage, il est difficile de montrer la vie des personnages, tout simplement pour une question de temps, et là, je sais que ceux qui mènent la procédure apparaissent comme des salauds. Sauf que je n’ai pas envie de dire que ce sont des salauds puisqu’ils font juste leur boulot.

Ton film a été diffusé sur France Télévision dans le cadre de l’émission Histoires Courtes, le dimanche 3 février dans une version plus longue que celle vue à Clermont-Ferrand. Peux-tu nous en parler ?

En fait, j’ai tourné des scènes dont je savais dès le début qu’elles seraient retirées, mais que je voulais absolument qu’au montage, on puisse réécrire le film. Il est vrai aussi qu’à la dernière minute, on m’a retiré deux jours de tournage initialement prévus, si bien que je n’ai pas eu le temps de me retourner, et nous avons donc tout tourné, en respectant le scénario de départ. C’est pour ça qu’on a deux versions différentes : la mienne, et celle du producteur. Comme on avait eu de l’argent pour le scénario, on m’a conseillé de faire un film qui le respecte le plus possible. Par ailleurs, il est plus facile et plus acceptable d’entrer dans le film par le traducteur (ndlr : dans la version longue, le film commence par une scène de famille chez le traducteur, juste avant qu’il ne reçoive un coup de fil pour se rendre au commissariat). Pour le spectateur, cela créé une distance avec tout ce qui se passe puisque c’est le traducteur qui va vivre cette nuit-là. Dans la version courte, j’ai voulu que mon film soit une réelle expérience pour le spectateur et j’ai donc coupé cette petite distance.

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À qui s’adresse le titre « Solitudes » que tu as choisi de mettre au pluriel ?

La première solitude est bien sûr celle de la prostituée. Celle du traducteur est au même niveau mais de manière très différente. C’est celle de tout le monde, celle de tous les protagonistes car ils sont habités par une fonction qui fait qu’ils ne sont plus eux-mêmes. Et j’irai encore plus loin en affirmant qu’il s’agit également de la solitude du spectateur, justement parce qu’il vit ce film comme une expérience, il reçoit en pleine figure cette émotion violente et il se sent impuissant. C’est un problème de la vie que j’ai voulu soulevé : on préfère ne pas voir ses propres problèmes et ceux des autres. Je me demande toujours et encore pourquoi on ne libère pas notre humanité alors que c’est ce qu’on possède de plus précieux. J’ai donc voulu traiter d’une solitude collective, générale, d’où le pluriel du titre. Ce qui est amusant c’est qu’il s’agissait d’un titre provisoire au début du film et qu’il est finalement resté. On le trouvait trop métaphorique et on voulait quelque chose de beaucoup plus concret, mais nous n’en avons pas trouvé d’autre. Du coup, les gens se posent la question sur le titre et par conséquent, ils réfléchissent trois minutes de plus sur le film. C’est toujours ça de gagné.

Pour ce troisième film, tu as travaillé avec les mêmes producteurs de Rézina Productions. Peux-tu nous parler de cette collaboration ?

Oui, Bernard Tanguy (producteur/réalisateur de « Je pourrais être votre grand-mère ») a monté sa société de production, et le premier court-métrage qu’il a produit est le mien. Il avait co-produit un long-métrage avant, et mon court « Chérie… », un petit film qui n’a pas coûté pas cher (3.000€, tourné en trois jours), a été le galop d’essai ? ! J’ai rencontré Bernard alors qu’il voulait déjà faire de la mise en scène. D’ailleurs, s’il a créé sa propre boîte, c’était aussi et surtout pour apprendre, pour rencontrer des personnes de ce milieu puisqu’il venait d’un domaine complètement différent du cinéma. J’ai eu la chance de le rencontrer et de trouver un mécène, car mes deux premiers films, il les a financés en partie. Il m’a mis le pied à l’étrier en me laissant une liberté totale, et aujourd’hui, je peux dire que je lui dois tout. J’ai une reconnaissance éternelle envers lui. D’ailleurs, pour « Solitudes », lorsque nous avons eu des subventions, j’ai eu l’impression de pouvoir un peu rembourser ma dette. Et si on poursuit sur la fidélité à une équipe, j’aimerais souligner que je travaille avec le même directeur photo depuis mon premier film, Julien Poupard. Je travaillerai avec lui sur tous mes prochains films, et si un jour, il faut choisir entre Brad Pitt et lui, je préfère me passer de Brad Pitt (rires) ! Plus sérieusement, au cours de ces trois films, j’ai rencontré des gens talentueux qui sont devenus des amis. C’est merveilleux sur un tournage de ne plus avoir besoin de s’expliquer pour se comprendre. Cette générosité-là, présente sur le tournage, elle est censée se retrouver pour le public.

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« Chérie… »

Pour terminer, c’était ta première fois à Clermont-Ferrand, réputé pour être le plus grand festival de courts-métrages au monde. Ça t’a procuré quelle sensation d’y être ?

Lorsqu’on apprend qu’on est sélectionné à Clermont, c’est déjà une récompense en soi. C’est merveilleux d’être parmi tous ces réalisateurs, d’autant plus que c’est un festival qui est très suivi, que ce soit par la profession ou par le public. En effet, qu’on aille à une séance à n’importe quelle heure, le public est toujours présent et réagit. Ca fait d’autant plus plaisir que le court-métrage est tout de même un format assez marginal. Les professionnels sont là aussi, peut être encore plus que sur les autres festivals. J’ai aussi des amis qui sont en compétition cette année comme Xavier Legrand avec « Avant que de tout perdre » et François Choquet avec « Swing Absolu ». Il n’y a aucune rivalité entre nous et je suis très content de vivre ce festival avec eux. C’est génial de partager ça !

Camille Monin

Articles associés : la critique du film, l’interview de Pierre Murat (Télérama)

 

Consultez la fiche technique du film

« Solitudes » » était projeté au Festival de Clermont-Ferrand dans le cadre de la compétition nationale (F12)

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