La plaine de Sodome de Yaël Perlman

Parmi les films en compétition dans la catégorie « Première création » du Festival de films documentaires Pointdoc, « La plaine de Sodome » de Yaël Perlman nous emmène sur le terrain brûlant des mythes de Sodome, Sion et Babylone pour faire le point sur un phénomène social mal connu en France, l’organisation internationale du marché de la main d’œuvre globalisée. Le film, déjà repéré en 2012 au Festival Traces de Vie de Clermont-Ferrand, nous immerge au cœur des rapports d’exploitation néo-esclavagistes entre agriculteurs des plaines désertiques du sud d’Israël et travailleurs agricoles venus de Thaïlande.

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Le film débute par les citations d’Ezéquiel relatant l’histoire biblique de l’orgueilleuse ville de Sodome, détruite pour son absence de compassion humaine. Puis, à travers un long mouvement de travelling, on découvre la plaine aride de Sodome et ses conditions climatiques désertiques qui semblent la vouer à tout sauf à l’agriculture. Le plan se termine pourtant par le survol d’une exploitation agricole sophistiquée où systèmes d’irrigation précis et bâches agricoles semblent aller à l’encontre des conditions physiques naturelles. Car dans la plaine de Sodome, l’occupation des terres par des agriculteurs n’est pas non plus un phénomène naturel. Une première rencontre avec un agriculteur israélien nous permet de comprendre comment cette occupation est le fruit de l’histoire d’Israël et de son fondement idéologique sioniste. La présence d’hommes sur ces terres, loin d’être guidée par l’intérêt économique ou la simple volonté d’exploitation des ressources, apparaît en fait comme le prolongement naturel d’intérêts éminemment politiques d’expansion coloniale sur le territoire de la Palestine.

Mais dans des conditions aussi dures, sous un soleil de plomb et une chaleur avoisinant les 50°C, la main d’œuvre agricole est rare, voire inexistante. D’autant plus que les conflits répétés entre Israéliens et Palestiniens et la politique de séparation menée par Israël après la première intifada en 1993 ont finalement privé ces exploitations de la main d’œuvre arabe. Pour pallier cette pénurie de bras, les agriculteurs peuvent s’adresser à l’administration qui leur fournit par le biais d’agences d’intérim internationales des travailleurs venus d’Asie, principalement de Thaïlande. Une visite des exploitations caméra à l’épaule, derrière un « patron » ou son contremaître, nous permet de découvrir ces hommes au travail. Protégés du soleil par des chechs qui leur masquent complétement la peau et le visage, ils apparaissent symboliquement sans traits, silhouettes sans identité de travailleurs invisibles, populations déracinées des misères locales de villages étrangers aux cercles de la mondialisation, venues servir la misère bien plus globale, d’intérêts qui les dépassent.

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À travers les différents témoignages recueillis par Yaël Perlman, on comprend comment l’organisation de cette migration du travail est un système parfaitement huilé. En Thaïlande, les candidats à l’immigration sont réunis par le ministère du travail pour des stages de formation, puis dispatchés en groupes en fonction de leurs destinations (Israël, Etats-Unis, Corée du Sud ou Japon). Pour financer leur exode, les futurs travailleurs doivent alors s’endetter auprès de banques pour payer les services d’agences d’intérim thaïlandaises et israéliennes qui les placent auprès d’un patron. La somme est importante puisque l’un des témoignages évoque un montant de 16 000 dollars. Comme toujours, le principe de la dette fonctionne à merveille pour conditionner l’esclavage. Dès lors, le migrant travaille pour rembourser ce qu’il doit, et c’est seulement sur la durée (plusieurs années) qu’il parviendra peut-être à gagner l’argent qui l’a fait venir si loin de chez lui. La relation avec le patron est quasi féodale puisque c’est lui qui fournit le logement dans des campements insalubres ou rien ne semble fonctionner. C’est lui qui fournit aussi l’argent de poche courant que le travailleur dépense pour ces besoins de base à la boutique du village. C’est aussi lui qui joue le rôle d’intermédiaire avec l’administration migratoire et exerce un contrôle sur le travailleur en conservant le passeport, le privant par là même de sa liberté de mouvement. C’est enfin aussi lui qui le protège des harcèlements policiers en payant les amendes ou en le prévenant des contrôles intempestifs. Car dans cet univers dur où le principe masculin semble dominer, les travailleurs ne peuvent vivre en couple, se marier et encore moins avoir d’enfants. Et sur ce sujet, la police veille, contribuant à entretenir un climat d’insécurité et de peur parmi les travailleurs thaïlandais.

Dans un tel contexte, on mesure les difficultés que la réalisatrice a dû rencontrer pour s’insérer dans son milieu d’étude et obtenir la confiance et les témoignages des différentes parties. Car le film ne prétend pas être un document à charge contre les exploitants agricoles israéliens. Bien au contraire, il veut porter un regard objectif sur cette partie du monde où, comme dans l’antique Sodome, les hommes acceptent les règles d’une exploitation humaine décomplexée, illustrant dans le même temps, l’état d’un rêve sioniste désenchanté. Avec une démarche de terrain proche de la socio-anthropologie du développement, Yaël Perlman parvient à nous fournir avec « La plaine de Sodome » un documentaire particulièrement engagé dont la portée est universelle.

Xavier Gourdet

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