Avec « Il dit qu’il est mort », Bertrand Mandico réalise en 2006 un huitième court-métrage tourné en noir et blanc et en super 16. Western intemporel, envoutant et sombre, « Il dit qu’il est mort » est l’histoire d’une petite pendaison en famille qui saisit par son esthétisme visuel et la puissance de son intensité dramatique. Mais « Il dit qu’il est mort » fait partie de ces courts-métrages qui ne se dévoilent pas au premier regard et, gardant le mystère sur les dessous de leur trame narrative, choisissent plutôt d’exposer une scène brute qu’on pourrait croire extraite d’un long métrage. Dès lors, et sans possibilité de recourir à une interprétation linéaire du scénario, l’œil du spectateur est sollicité pour appréhender le film en s’attachant exclusivement à la force des images qui lui sont présentées. Par petites touches successives et un travail très abouti sur chaque plan, Bertrand Mandico parvient alors à merveille à nous immerger au cœur d’un univers cinématographique aux ambiances surréalistes particulièrement suggestives.
Mandico aime manipuler les métaphores visuelles et le film s’ouvre par une nature morte chargée de symboles. Dans un lent travelling avant, on découvre en gros plan une pomme tombée au sol entre de hautes herbes. L’image est cerclée de noir, rappelant l’œil du cinéaste. Des ombres contrastent dans la lumière, et la bande son suggère que dans un hors champ, un homme se débat violemment. La symbolique de la pomme frappe d’entrée par sa force évocatrice. Comme pour nous mettre sur la piste du scénario, l’image semble nous renvoyer à l’idée d’un péché originel où trahison et transgression sont sous-entendues. Plus directement, l’idée est aussi celle d’une pomme d’Adam masculine, fruit étrange suspendu aux arbres que décrivaient François Villon ou Billie Holliday. En un tableau initial, Mandico plante le décor de son film en y insérant subtilement ses thématiques principales.
Puis, au milieu d’un pré balayé par le vent et la fumée d’un feu de bois, on découvre une table de banquet dressée comme pour un repas de fête. Autour de la table, des chaises sont vides ou renversées sur le sol, suggérant une interruption brutale du déjeuner. Sur la table, des poussins picorent les restes du festin. Dans l’iconographie allégorique de Bertrand Mandico, la métaphore animale est souvent obsessionnelle, et l’image du poussin, symbole de la naissance, renvoie à celle de l’enfant qui passe devant la table et dont on devine le rôle central au cœur de l’intrigue. Un large mouvement panoramique révèle l’ensemble des protagonistes. Au centre du plan, un homme sous un arbre est en équilibre sur un tabouret, la corde au cou. Un vieil homme à chapeau, encadré par d’étranges barbus, assiste assis à la pendaison. Un cheval tend la corde qui élève le pendu. Révélant encore une fois le penchant de Bertrand Mandico pour les actrices slaves, une jeune femme, incarnée par Katia Golubeva, cherche à retenir maternellement l’enfant qui s’avance vers le pendu. Dans l’air, résonnent des accords dissonants de guitare qui renforcent le caractère western de la scène en nous rappelant comme une référence évidente, les compositions de Neil Young pour le « Dead Man » de Jim Jarmush.
Les dialogues sont rares et la direction d’acteur, particulièrement efficace, s’appuie sur un jeu extrême des regards où s’expriment les différents niveaux de tension entre les personnages, laissant apercevoir toute leur dimension psychologique. Formant une quadrature du nœud dramatique, la femme, l’enfant, l’homme âgé au tempérament de chef et l’homme plus jeune suspendu par le cou, développent une gamme complexe de rapports qui nous interrogent sur des thèmes chers au genre du western : le règlement de compte machiste, la violence rédemptrice, la trahison au clan, la pureté de la filiation, l’autorité patriarcale ou la vengeance féminine…
Alternant plans subjectifs en plongée entre des chaussures pendantes dans le vide et mouvements panoramiques verticaux à travers les branches, la scène de l’élévation du pendu impressionne par son énergie. Comme la vie s’échappe peu à peu, un liquide corporel s’écoule en flot, le long du tronc de l’arbre, jusqu’aux cimes d’où s’envolent des oiseaux. Puis, l’ambiance du film bascule comme pour s’ouvrir vers une autre dimension. Alors que des nuages filent dans le ciel, des sons synthétiques graves et inquiétants se superposent aux accords de guitare dissonants. La frontière entre la vie et la mort est là, quelque part entre la terre et le ciel, suspendue dans les branches.
Entre les feuilles qui pleuvent sous l’arbre, le corps du pendu retombe sur le sol dans un mouvement ralenti. Les repères s’estompent et se brouillent alors que des nuées de flocons volètent dans les airs. Autour du pendu désorienté, la mort plane comme dans un rêve. Derrière lui entre les arbres, la jeune femme urine copieusement, laissant couler le liquide jusqu’à lui, comme pour lui redonner la vie. L’enfant observe, interrogateur. L’homme, incarné par un Augustin Legrand aux faux airs de Clint Eastwood, se relève pour tirer une bouffée sur la cigarette que lui tend la femme. De la fumée s’échappe par les entailles de son cou cisaillé comme l’esprit de vengeance qu’on sent monter en lui. Car dans ce genre de western, la mort l’emporte toujours à la fin.