Fais croquer est une expérience de maturité où le héros, exposé à l’isolement entre rêves et humiliations, déclenche le rire et notre admiration. Discutons-en avec son réalisateur et coscénariste, Yassine Qnia.
Tu disais que tu avais besoin de connaître les comédiens….
(Rires) Oui. J’ai besoin de connaître les comédiens dans leur vie, comment ils se comportent avec leur famille, leurs amis. Pour moi, c’est primordial. C’est ce qui me permet d’aller un peu plus loin dans le scénario et même dans le jeu. Parce que certaines fois, lorsqu’ils sont contents ou contrariés, certains de mes potes font des têtes ou des mimiques bien à eux, et le savoir m’aide. Quand je suis occupé sur le scénario ou sur le tournage et que je n’arrive pas à avoir ce que je veux, je leur dis : « Mais, si, rappelle-toi ! A tel moment quand lui, il a fait ça et toi, tu as fait telle mimique, tel geste… ». Du coup, c’est plus simple parce que je les connais un peu.
Combien de temps te faut-il pour connaître les comédiens, leur environnement ?
Ah, il faut du temps ! D’habitude, je ne parle même pas du film avec la personne. Je n’ai même pas envie de lui parler de ça. J’ai juste envie de la connaître et de sympathiser avec elle tout simplement. Je ne le préviens pas, je ne lui dirai rien et je continuerai à faire sa connaissance, à rigoler avec elle, pour voir à quel moment, je peux l’intégrer dans le projet et si elle s’y intègre aussi, si elle peut l’emmener plus loin. Ça a été le cas pour Fais croquer. Les comédiens étaient tellement faits pour leurs rôles qu’ils ont porté le film.
Donc, tu ne crois pas au principe des casting….
Absolument pas. Je suis contre les castings mais alors, à 300%. Ca fait peut-être bizarre de dire ça parce que je suis jeune. Ça fait le mec qui se la raconte (sourire). Tu peux faire des bonnes trouvailles dans les castings, mais après, il faut connaître la personne. Tu prends quelqu’un, tu le prends tout de suite, mais c’est compliqué parce qu’un film, d’abord, tu l’écris. Tu mets beaucoup de ton temps, de ta vie, beaucoup d’amour et beaucoup d’émotion et tu prends quelqu’un que tu ne connais pas C’est bizarre. (….) Après, ce qui m’importe, c’est de savoir si j’aime le comédien ou pas, si j’ai envie ou pas envie de jouer avec lui.
Oui, mais comment rencontrer les gens ?
C’est ça, le truc. Je ne sais pas. Il faut écumer les soirée, dès que tu entends parler d’une soirée théâtre, d’une soirée concert, tu y vas. Le plus important, c’est les festivals de cinéma, parce que tu y fais de bonnes rencontres. Tu parles de ton film avec d’autres personnes. Pour Fais croquer, c’est un peu facile pour moi parce que je l’ai fait avec des gens que je connais depuis que j’ai 12-13 ans. Je sais qui est qui, comment je peux obtenir des choses à tel moment. C’est magnifique quand tu connais bien les gens. Il n’y a pas de règles, mais, moi, je travaille comme ça en tout cas.
Tu n’as jamais été naïf à propos du cinéma ?
Je ne sais pas. J’ai été très tôt humilié ou charrié. Tout le temps, quoi. Dès que tu avais des rêves, tu te faisais tout le temps humilier par tes potes, tes camarades. C’est le sport national, ici (sourire). Du coup, je n’aurais pas eu de prétention parce que je me faisais bien charrier.
Tu as besoin de bien connaître les lieux pour filmer…
Salma Cheddadi, une réalisatrice, dit quelque chose de magnifique : « J’ai besoin de ne pas connaître les lieux pour pouvoir mieux voir ». Quand tu es habitué, tu ne vois pas les choses, je trouve ça intéressant, alors que moi, l’endroit où j’ai grandi m’inspire. Peut-être aussi que je suis lucide. Je suis géomètre de profession, je ne sais pas si ça m’a aidé ou pas dans cette profession, mais je m’intéresse aux détails.
Comment fais-tu pour te démarquer de tout ce qui a déjà été dit sur la banlieue ?
Comment je fais ? Je me centralise sur une personne. C’est dur de dire ça parce que c’est mon premier film, mais même dans les prochains, je me centraliserai sur une personne tout le temps. Une. Un personnage. Je n’essayerai pas d’avoir une vision globale sur un film comme si j’étais porteur d’un message. Parler d’une personne est, pour moi, plus profond. Là, j’ai fait un film en banlieue parce que c’est chez moi. Mais tu vois, Fais croquer aurait pu se faire en Lorraine ou à Bangkok : il s’agit d’une personne qui veut faire son film en fonction de son entourage.
En 22 minutes, dans Fais croquer, pas mal de sujets qui sont abordés : la malbouffe, l’échec scolaire, l’illettrisme, la dyslexie, le racisme, le surpoids….
Plein de choses. Le rapport au groupe pour pouvoir exister alors qu’on sait qu’on est inférieur physiquement, par exemple. L’histoire parle d’une personne et de sa façon d’interagir avec son environnement. On était quatre à l’écriture (Carine May, Hakim Zouhani, Mourad Boudaoud et moi-même) et on était tous conscient de ça à ce moment-là. Pour commencer, on était très méchant entre nous (sourire). On savait qu’on ne nous ferait pas de cadeaux. On était très exigeant entre nous pendant l’écriture du scénario. On se ridiculisait : « C’est de la merde, ce que t’as fait ! ». Mais on gardait en tête le fait que l’histoire partait d’une personne. On est une personne mais on est aussi le monde. C’est beau ce que je viens de dire (rires).
Tu disais tout à l’heure que c’était ton premier film, mais avant ça, il y a eu pas mal d’ateliers.
J’ai fait beaucoup d’ateliers, oui. Je travaillais sur les chantiers en tant que géomètre et j’en avais marre parce que j’avais l’impression de grandir un peu plus vite que mes camarades. Je ne voulais pas passer le cap de l’adolescence à celui de l’âge adulte. J’ai dit aux gars : « Il faut qu’on fasse un film, qu’on écrive des choses ». L’OMJA (l’Office Municipal de la Jeunesse d’Aubervilliers) a crée un festival qui s’appelle Génération Court qui est parrainé par Luc Besson et Anne-Dominique Toussaint. Je ne sais pas pourquoi Luc Besson a voulu le parrainer car on ne le voit jamais (rires), c’est pour ça que j’ai voulu le charrier un peu dans Fais croquer (dans le film, lorsque ses potes lui citent Luc Besson, l’acteur M’Barek Belkouk, alter ego de Yassine Qnia répond : « Luc qui ?! »). Néanmoins, il donne un peu d’argent, c’est quand même respectable. Des jeunes qui ont envie de faire un film sont suivis pendant un an pour qu’ils puissent faire un petit film d’atelier.
Comment ces jeunes sont-ils retenus ?
Sur un synopsis et une lettre de motivation aussi. Il n’y a pas de territoire : ce n’est pas parce que ça passe à Aubervilliers que les personnes doivent y vivre. J’encourage vraiment toutes les personnes qui ont envie de cinéma de suivre ce festival-là, parce que c’est un peu une école. L’appel à candidature se fait en septembre, la sélection se fait en octobre. On est entre 8 et 12, pas plus, par atelier. Ensuite, on te suit : tu as droit à des petits stages de trois jours en scénario, de deux jours en image, d’un jour en montage. Ensuite, on te donne trois jours pour faire ton film avec un budget d’à peu près mille euros et tu es accompagné, non par des éducateurs mais par des professionnels de l’image. Marianne Tardieu (réalisatrice formée à l’institut Louis Lumière) m’a par exemple suivi, elle a d’ailleurs fait l’image de mon film, Fais croquer et j’espère qu’elle en fera d’autres aussi. Quand tu es jeune et que tu apprends avec des gens comme ça, on te fait pratiquer tout de suite. On ne te fait pas faire une analyse de film, on te demande de créer tout de suite. Tu racontes ton histoire, ce qui te tient à cœur : on te conseille dès le début de raconter des choses qui te sont proches.
C’est à partir de quel âge ?
Il y a les jeunes pousses de 13 à 20 ans, puis, les adultes, de 20 à 25 ans. Le gagnant de ce festival se voit offrir une formation dans une école de cinéma grâce au soutien financier de la mairie, de Luc Besson et des partenaires. Moi, je n’ai pas gagné (rirse), mais six personnes ont bénéficié d’une formation pendant trois ans. C’est énorme, c’est beaucoup d’argent. Voilà comment je me suis formé, en participant à d’autres projets, et en faisant mon film. Pour moi, c’est intéressant de faire les choses tout de suite pendant que l’on te fait croire que tu es un génie (rires). Ce qui est important, c’est de créer tout de suite.
Rappelle-moi comment tu as connu ce concours.
(Rires). Je voulais encore m’amuser avant de grandir. Et puis, une fille mignonne l’avait passé, donc j’ai dit à mes potes : « On va faire un film et s’il est réussi, on pourra la revoir ! ». Et puis, j’étais aussi un peu complexé. J’avais beaucoup de choses à dire mais je n’arrivais pas à m’exprimer, alors, je me suis approprié cet outil, le cinéma. Et puis, après, une chose en amène une autre. Mon tout premier film, avant Fais croquer, il ne faut pas le voir (rires). C’est une histoire d’arnaque à la con. Mais une fois que tu comprends un peu l’outil cinéma, tu te dis que tu peux faire des choses intéressantes.
C’est quoi, l’outil cinéma ?
L’outil cinéma, c’est quand tu filmes une personne simplement. L’image et le son tout simplement. Je ne sais pas, j’ai mes codes à moi… Je suis Bressonien (sourire). C’est important de connaître les personnes, d’avoir des modèles. Il n’y a pas de musique dans mes films.
Pourquoi ?
Cela n’a pas lieu d’être. Des fois, tu sens les choses sans avoir besoin d’en rajouter. La musique, comme dit Bresson, est un puissant modificateur. Des fois, dans les films, on te met une musique pour te faire comprendre qu’à tel moment, tu dois avoir peur ou être triste. Tu n’as pas besoin de ça, c’est faux. Dans la vie, quand tu es triste, quand tu viens de te faire quitter par ta copine, tu n’as pas une petite musique derrière qui surgit. Tu sais que tu es triste, tu le sens derrière ton regard, tu n’es pas bien.
Avec les comédiens, vous répétez beaucoup ?
On ne répète absolument pas. Mais par contre, on fait beaucoup de prises. J’ai un problème avec mes comédiens parce qu’ils sont très fainéants ! Ils ne m’écoutent pas vraiment. C’est un peu dur. J’espère que par la suite, ils vont comprendre et que l’on pourra explorer d’autres choses. Là, on rigole mais il y a d’autres choses que j’ai envie d’aller chercher dans le « ventre » des gens. Avec eux, on ne répète pas, ils ne veulent pas répéter ! Le premier film que j’ai écrit faisait 13 pages. Les gars ne voulaient pas lire : c’était trop long, 13 pages (rires) ! Mais ça a été. Les gars arrivaient sur le tournage, ils n’avaient pas lu le scénario, alors, on faisait une lecture. Ils m’écoutaient, c’était cool de leur part.
Tu dis que dans ton film, il n’y a pas de musique. Pourtant, je suis surpris par le générique de fin de Fais croquer.
C’est mon pote musicien, Madibé Cissé, qui a grandi avec nous, qui a toujours été « barré » qui l’a faite. Je suis né avec le rap, j’ai écouté ça toute ma vie. Mais quand j’ai commencé à grandir et à réfléchir, les musiques, pour moi, étaient comme des clés. C’est dur ce que je vais dire mais ce n’est pas parce que j’habite en banlieue que j’écoute uniquement du rap. On a des grands rappeurs qui habitent ici et j’aime beaucoup le rap mais j’ai eu envie de changer. (…) Et Madibé, il est là dedans. C’est pour ça qu’on a choisi ce son et non du rap. Et puis, la musique qu’avait faite Madibé était un peu mélancolique. J’aimais bien cela.
Comment est apparue l’idée des deux mômes à trottinette, les deux petits caïds ?
Ayant bénéficié des ateliers de l’OMJA, je m’occupe depuis trois ans de jeunes pousses qui ont 12-13 ans. Je les aide à faire leurs films. Ceux-ci sont mis en compétition et c’est un peu « la guerre » des quartiers. Toute l’année, ils m’ont pris la tête : « Yassine, quand est-ce qu’on fait un film ? Quand est-ce qu’on fait un film ? ». Ca m’a donné l’idée d’écrire une scène sur des jeunes, comme eux, qui m’embêtent, mais dans la scène, il n’y avait qu’un seul petit. Le jour du tournage il y a eu un autre môme qui était grave jaloux, qui ne voulait pas que l’autre fasse la scène sans lui. Ils se sont disputés : « C’est moi, le meilleur ! », « Non, c’est moi le meilleur ! ». Donc, c’était compliqué, on les a fait répéter la scène à deux et séparément, et ça se mariait bien. Ca a été une chance du tournage. Ce n’était pas dans le synopsis. Il a fallu avoir l’humilité de comprendre et d’accepter que c’était mieux que ce qu’on avait écrit.
Il y a plein de sujets sensibles dans Fais croquer mais ils sont très bien servis par l’humour.
Ça fait passer plus de choses (rires) ! Mais, ça, c’est une vieille recette, ce n’est pas moi qui l’ai inventée. Encore une fois, j’ai été bien accompagné. On a écrit le scénario à quatre. Le scénario s’est écrit en deux mois. Ce n’est pas beaucoup mais c’est quand même deux mois de travail, quatre personnes, quatre cerveaux. Et, oui, l’humour, fait triompher, toujours. Des fois, c’est marrant parce qu’on n’est pas pris au sérieux. Certaines personnes trouvent que c’est un film sans ambition. Ca me fait toujours rire. Je le prends bien, parce que je pense être capable de faire un film sérieux. Mais un gars qui fera un film sérieux ne sera pas capable, je pense, de faire ce qu’on a fait sur Fais croquer.
Un film sérieux ?
Un film qui se prend trop au sérieux, où tu demandes à quelqu’un de faire des choses basiques. Faire rire, ce n’est pas simple. Faire un film où la personne n’est pas contente contre son employeur, faire crier deux personnages, pour moi, c’est simple, encore faut-il que ce soit bien joué évidemment. Mais faire rire, trouver des situations qui sont marrantes, dénicher des têtes, des comédiens capables de faire passer des émotions, ça, ce n’est pas simple.
Pendant que vous tourniez ces scènes-là, vous arriviez à en rire ?
Ah, ouais. On était mort de rire. J’ai eu un petit choc au montage. Je me suis demandé si on avait fait un film marrant ou pas (rires), parce qu’il y avait quand même des trucs durs dans le film. Il y a une règle dans la comédie qui date maintenant : c’est souvent des choses les plus dures que l’on rigole le plus. Dans le film, le héros se fait quand même ratatiner. Comme ça me touchait beaucoup, vu que c’est une histoire personnelle, j’ai beaucoup appris en faisant ce film sur qui j’étais. Il y avait des moments, au montage, où j’avais mal, mais on en rigolait. A la base, c’était fait pour ça. Je vais dans la comédie. J’aime bien les situations burlesques, les films de situation. J’aime bien rire.
Tu as prévu de faire d’autres courts ? Es-tu pressé de faire un long ?
Je ne suis pas pressé de faire un long. Je suis pressé de faire d’autres courts métrages. Mais le souci, c’est que, quand Fais croquer a commencé à tourner, on a reçu une proposition d’en faire un long métrage. C’est bizarre de refaire un peu le même film. On avait réussi à négocier que l’on ne prendrait aucune scène du court métrage et qu’on irait, si possible, plus en amont : qui est Yassine ? Que se passe-t-il après l’histoire de Fais croquer ? Je suis donc en écriture du long métrage mais je suis pressé de faire d’autres courts métrages. Après le long, si tout se passe bien, j’attaque sur du court et du documentaire.
Qu’est-ce qui te fait préférer le court ?
J’aime bien la forme brève et la liberté du court métrage. Tu n’as pas ça en long métrage où tu dois rendre des comptes. Quand tu écris quelque chose et que tu veux le faire avec un comédien que tu aimes, même s’il est bon, il n’est personne si il n’est pas connu. Et en commençant à faire du long métrage, toi aussi, tu es personne. Il faut l’accepter, plus le fait qu’on ne met pas deux ou trois millions d’euros sur des inconnus. Il faut que le film puisse marcher, rapporte de l’argent, c’est la règle du jeu, il faut la comprendre. Mais personnellement, ça ne me dérange pas de faire des films qui ne sont pas vus en salle; pour le moment, je n’ai pas envie qu’on m’impose une vedette pour que mon film puisse marcher. Ca me poserait problème que mon film intéresse les gens pour un nom et non pour ce que j’ai à raconter. Je ne suis pas du tout humble avec ça (rires) ! C’est pour ça que j’aime bien le court métrage : tu es subventionné, tu es libre, tu fais ce que tu veux.
Certains réalisateurs font pourtant des films avec des comédiens peu connus…
Oui, il y a Bruno Dumont dont j’aime beaucoup le travail et Jacques Audiard à ses débuts. Moi, j’aime bien l’idée de progresser petit à petit, d’y aller doucement, de ne pas être trop pressé. Je ne veux pas me faire piétiner et qu’on me demande de « cibler » mon public. C’est un truc qui m’exaspère, moi, je n’ai pas envie de cibler mon public ! Après, ce que je dis, c’est quand même un peu égocentrique, c’est très mal. Des fois, en discutant avec d’autres personnes, je m’entends dire : « Yassine, redescends un peu sur terre… ».
Article associé : la critique du film