The Portrait of a Lady
C’était l’un des deux films que nous avions retenus à Cannes, parmi les courts métrages de la sélection officielle (l’autre étant « Night Shift » de Zia Mandviwalla). « Sessiz-be deng (Silencieux) », Palme d’or du court métrage, nous vient de Turquie. Tout en pudeur, en silences et en échanges de regards, il évoque une situation politique forte vécue d’un point de vue personnel.
L’année 1984. Zeynep, une jeune mère de famille vit à Diyarbakir, la capitale de la région kurde de Turquie, avec ses trois enfants en bas âge. Elle souhaite rendre visite à son mari emprisonné, mais rencontre une difficulté majeure : elle ne connaît que sa langue maternelle, le kurde, et en prison celle-ci est strictement interdite, au profit de la seule langue officielle, le turc. Sans l’usage du kurde, Zeynep se trouve dans l’impossibilité de prononcer le moindre mot. Sa frustration augmente lorsqu’on lui interdit aussi de porter une nouvelle paire de chaussures pour son mari. Les règles sont strictes : aucun objet ne peut provenir de l’extérieur, lors des visites en prison. Zeynep, désespérée, achète pourtant une paire de chaussures en cuir avant de se rendre au parloir. Une fois sur place, mal à l’aise, elle attend son homme, lui sourit timidement, et lui dit avec des yeux humides ce qu’elle ne peut pas lui exprimer de sa bouche muette.
Huseyin, son mari la regarde, lui sourit, est ému, lui aussi. Lui non plus ne parle pas la langue officielle. Il lâche une seule, une simple phrase : « Les-as tu apportées ? ». Elle n’a pas le temps de lui répondre qu’un surveillant aboie : « Parlez turc, parlez turc ». Sous la table, Zeynep et son mari se mettent alors à échanger discrètement et muettement leurs chaussures, lui récupérant une paire toute neuve et elle, des substituts en piteux état. Nouveau troc de regards. Et secret.
En premier lieu, devant un tel film, on pense à l’amour, au lien entre deux êtres, unis dans la peine (de prison, d’amour), à la souffrance et au courage d’une femme. En grattant un peu, en faisant intervenir Wikipédia, on découvre une histoire bien plus complexe, liée à des faits réels survenus à la même époque que celle à laquelle est censée se rapporter le film. Le réalisateur, dans son dossier de presse, va dans le même sens : « La prison de Diyarbakir est un symbole de la torture en milieu pénitencier de la période suivant le coup militaire de 1980. Mais au lieu de raconter l’intérieur de la prison, c’est-à-dire les détenus politiques, la torture ou les luttes de conviction, j’ai choisi de tourner ma camera vers les petites histoires quotidiennes des femmes au dehors; et vers leurs silence imposés car le kurde, seule langue qu’elles connaissaient, était à l’époque strictement interdite dans les prisons ».
La caméra de de Rezan Yeşilbaş ne lâche jamais, c’est vrai, cette femme du quotidien et du dehors. Que ce soit quand elle récupère, inquiète, son linge sous un ciel envahi d’avions, quand elle noue, avec concentration, son voile, quand elle marche, d’un pas pressé, dans les rues de Diyarbakir ou quand, anxieuse, elle attend son tour devant le parloir. L’espace d’un instant, pourtant, notre regard se détourne d’elle pour s’arrêter sur ces fameuses chaussures dissidentes qui, nettoyées et réparées par le cordonnier, sous l’œil attentif du fils aîné, sont ramenées précieusement à domicile. Traces, reliques, posées dans un coin de la maison, elles symbolisent une présence, celle de la figure du mari et du père absent.
Deuxième film d’une trilogie féminine initiée par le réalisateur, ce fragment de vie, imaginé près de 30 ans en arrière, interpelle par son sujet intime, son traitement pudique, son cadrage des visages (celui de l’actrice Belçim Bilgin attise la pellicule) et sa lumière très douce. A Cannes, le film a reçu la Palme d’Or des mains de Jean-Pierre Dardenne, Président du Jury des courts métrages et de la Cinéfondation, accompagné de Kylie Minogue citant Charlie Chaplin (ça change). Rezan Yeşilbaş, lui, a dédié son prix à « toutes les femmes seules et silencieuses de son pays ».