« « Il se peut que la beauté ait renforcé notre résolution » veut rendre hommage aux cinéastes connus et inconnus qui ont participé, avec des fusils, des caméras ou les deux simultanément, aux luttes de résistance et de libération tout au long du 20ème siècle. Auteurs impavides et souvent héroïques, exemples de pertinence et de courage grâce auxquels le cinéma tutoie l’histoire collective, les cinéastes des luttes de libération, aux trajets souvent romanesques, sont aussi ceux qui ont le plus encouru la censure, la prison, la mort et aujourd’hui, l’oubli. » – Nicole Brenez (co-directrice de la collection « Il se peut que la beauté ait renforcé notre résolution », produite par Epileptic)
Un portrait réfléchissant
La voix éraillée de Masao Adachi nous accueille dans une étrange pénombre. Il nous chuchote à l’oreille ses questionnements, ses réflexions. Dès les premiers instants du film,récompensé du Grand Prix Expérimental–Essai–Art vidéo au Festival Côté Court 2012, le réalisateur Philippe Grandrieux se joue des règles officieuses du »film-portrait » qui font la part belle aux questions-réponses. Il prend le parti de conserver dans le montage final de ce film toute une série d’indices qui auraient pu discréditer le propos de Masao Adachi et déstabiliser l’équilibre du film lui-même, notamment lorsque, à la fin du monologue, il se demande : « Enfin tout cela, ce sont des paroles en l’air. Vous ne pensez pas ?… ». Ici, le réalisateur laisse librement s’exprimer, hésiter, répéter, se contredire l’homme avec qui il est venu échanger, sans jamais l’interrompre. Et c’est là tout l’intérêt de ce film qui ne cherche pas à établir un inventaire du travail de l’artiste, mais qui préfère plutôt nous proposer d’être les témoins du bouillonnement de ses méditations ontologiques.
Connu pour sa collaboration comme scénariste avec Nagisa Ôshima («Le retour des trois ivrognes », «Journal d’un voleur de Shinjuku ») et surtout avec Koji Wakamatsu («Quand l’embryon part braconner », « Les anges violés », etc..), Masao Adachi a également réalisé plus d’une dizaine de films indépendants empreint de ferveur révolutionnaire. Principalement actif dans les années 60 et 70, il finit par s’engager dans l’Armée Rouge japonaise pour rejoindre le maquis en Palestine et au Liban pendant près de 30 ans. A plus de 70 ans, il revient en 2007 au cinéma avec « Prisonnier – Terroriste » et démontre qu’il n’a toujours pas perdu cette flamme qui l’a toujours habité.
Passé devant la caméra, Masao Adachi se livre ici à un examen de conscience sans aucune complaisance, poussant la sincérité jusqu’à remettre en cause ses propres convictions. Le discours sans faux semblants du vieil homme fait mouche (« On m’a souvent demandé pourquoi je faisais la révolution. Je veux toujours faire la Révolution sans savoir ce qu’est la Révolution. Donc je voulais faire quelque chose que je ne comprenais pas… »). Philippe Grandrieux se fait écho de cette parole. Les deux cinéastes construisent ensemble un dialogue à bâtons rompus où chacun tend le miroir à l’autre.
La complémentarité des deux réalisateurs permet de donner au film une cohérence surprenante tant au niveau du fond que de la forme. Cherchant à s’affranchir des lieux commun et de la sempiternelle frontière théorique entre documentaire et fiction, le film parvient à réconcilier les deux concepts pour proposer un véritable manifeste de cinéma (« Ce n’est pas la peine d’enfermer nos pensées dans une forme »).
Les deux cinéastes cheminent alors de concert dans leur réflexion sur l’engagement, le cinéma et sa perception, tandis qu’au fil du temps, l’image se fait plus nette, plus lumineuse et le son devient direct. Ce dispositif est remarquable a double titre : il offre au spectateur une immersion dans les méandres des pensées de Masao Adachi et confère à son propos une grande vivacité de par les choix de cadrage, de lumière et de musique. A la fois réalisateur, scénariste, chef opérateur, ingénieur du son et monteur, Philippe Grandrieux est intervenu à chacune des étapes créatrices de ce film, façonnant ainsi une œuvre à la fois singulière, instinctive et hypnotique. Par la même, il poursuit le travail entrepris avec ses trois premières fictions : « Sombre » (1998), « Une Vie Nouvelle » (2002) et « Un Lac » (2008) où il avait déjà commencé à expérimenter ce cadre flottant et instinctif, cette image obscure et nuancée, et ce montage qui installe une atmosphère propice à la méditation et aux réminiscences qui lui permet de laisser ainsi entrouvertes les portes de la perception.