Née en Espagne et ayant vécu à Madrid, Moscou, Belgrade ou encore Bruxelles, Mária Palacios Cruz traverse les frontières physiques et cinématographiques avec autant d’aisance qu’une citoyenne du monde. Directrice et programmatrice du festival Courtisane, elle nous a fait le plaisir de nous accorder un entretien virtuel. Réflexions sur le cinéma expérimental.
Programmatrice et organisatrice de Courtisane, comment as-tu intégré l’équipe du festival ?
J’ai rejoint l’équipe de Courtisane en 2008 et pendant les premières années, je m’occupais uniquement d’une partie de la programmation (principalement les programmations thématiques, les Artists in Focus, etc.) avec Stoffel Debuysere. Au fil des années, notre part dans l’ensemble du programme a pris de plus en plus d’ampleur et on a aussi commencé à être impliqués dans la production et l’organisation pratique. Lorsque Dirk Deblauwe (qui était le coordinateur depuis 2006) a décidé d’arrêter en 2010, il m’a demandé de reprendre son poste et me voilà. Il s’agit pourtant de ma dernière année comme directrice du festival (et aussi au sein de l’équipe de programmation) car j’ai déménagé à Londres en janvier de cette année et il est très difficile de diriger un festival de cinéma depuis un autre pays !
Quels sont, selon toi, les spécificités, les buts et les rôles d’un festival expérimental tel que le vôtre?
On aurait pu dire qu’il s’agissait historiquement d’un festival de cinéma expérimental. Mais aujourd’hui ce ne serait plus pertinent… Les « catégories » traditionnelles sont devenues beaucoup plus floues et perméables. Par ailleurs, notre programme s’est énormément ouvert vers le documentaire et la fiction aussi. Certains des films présentés, comme Nana de Valérie Massadian ou Palacios de Pena de Gabriel Abrantes, ont justement engendré des débats sur la place de la fiction dans le cinéma expérimental. Nous défendons des œuvres audiovisuelles qui sont singulières, indépendantes, poétiques, hors normes. Je trouve qu’une des meilleures définitions du cinéma expérimental, et qui décrit bien le travail que Courtisane défend et présente, est celle de Nicole Brenez qui dit : « Un film expérimental considère le cinéma à partir, non pas de ses usages, mais de ses puissances; et il s’attache aussi bien à les rappeler, les déployer, les renouveler, qu’à les contredire, les barrer ou les illimiter. ». Nous sentons d’une part la nécessité d’offrir au public la possibilité de découvrir des films et des auteurs qui ne trouvent pas leur place dans le circuit d’exhibition traditionnel, et d’autre part le devoir de promouvoir le travail des artistes audiovisuels belges, aussi bien à l’étranger qu’à l’intérieur du pays.
Le festival est-il confronté à des limites et des contraintes comme c’est souvent le cas dans d’autres festivals de films plus traditionnels?
Le format d’un festival a des limites et contraintes évidentes. Des contraintes d’ordre temporel, car un festival est concentré sur une période courte, cinq jours dans notre cas, ce qui limite la quantité de films qui peuvent être montrés (et c’est pour cela qu’en 2011 et en 2012 nous avons prolongé le festival avec des séances à Bruxelles afin de pouvoir montrer un aperçu plus complet de l’œuvre de Robert Beavers et de Philippe Grandrieux). Il y aussi des contraintes au niveau du contenu, car même en fonctionnant avec une relative indépendance et flexibilité, il faut suivre une certaine logique interne en termes de thèmes, axes… ce qui veut souvent dire se retrouver enfermé à l’intérieur d’une structure fixe : compétition, rétrospectives, etc., sans avoir la liberté de montrer un film qui n’a pas de lien thématique à un programme, ou qui n’est pas récent, ou qui ne constitue pas en soi une séance “type” d’environ 75-80 min. Mais d’autre part, l’aspect concentré d’un festival a également des avantages, permettant à un public de suivre l’ensemble d’une programmation et de partager ainsi une expérience collective. Il ne nous serait pas possible de mobiliser un public international – comme c’est le cas pendant le festival – si la même programmation était éparpillée au long de l’année. Et pour nous, le fait de rassembler ce groupe de gens (artistes, cinéastes, programmateurs…) à Gand pendant quelques jours, et les échanges qui en résultent – à la fois entre eux et avec le reste du public – constituent une part importante du festival.
Concrètement, comment se passe la sélection des films ? Quels sont les critères de sélection ?
C’est une question compliquée…. Je ne pense pas qu’il y ait des festivals où ça se passe idéalement, mais bien sûr les plus grandes structures peuvent s’approcher plus d’une situation idéale. Tout processus de sélection est inévitablement subjectif et donc injuste… La manière que nous avons trouvée pour essayer de compenser cette injustice est d’avoir rassemblé un groupe de personnes avec des intérêts et goûts différents afin de proposer une programmation à la fois plus ouverte et plus représentative de la production récente dans ce champ des films et vidéos d’artistes. Il faut peut-être mentionner aussi qu’une grande partie du programme ne provient pas des 1500 films qui nous sont envoyés, mais du travail de prospection que nous réalisons au long de l’année en visitant d’autres festivals.
Dans les séances, on sent une certaine volonté de suivre un fil rouge thématique. Est-ce le cas ? Pourquoi ?
Nous tenons en effet à composer des programmes qui ont une cohérence interne, qu’elle soit thématique ou formelle, et ce, même pour les séances en compétition. Il y a donc des films que nous aimons beaucoup mais qui ne trouvent pas de place cohérente à l’intérieur d’une programmation et que donc nous ne réussissons pas à montrer dans le cadre du festival. C’est dommage, et souvent nous essayons de trouver le moyen de les montrer dans un autre cadre en dehors du festival. Il nous semble qu’une séance doit être comprise comme un tout, car ce qui vient avant ou après un film, affecte inévitablement sa signification et sa réception par le public.
Comment caractériserais-tu la scène expérimentale en Belgique, à l’échelle internationale ?
La Belgique a joué un rôle très important pour la scène expérimentale internationale à l’époque de Jacques Ledoux (conservateur de la Cinémathèque) qui a mis en place le premier grand festival de cinéma expérimental EXPRMNTL (à Knokke en 1949, 1963, 1967 et 1974, et à Bruxelles en 1958). EXPRMNTL a offert pour la première fois un point de rencontre à l’avant-garde internationale, et beaucoup des réalisateurs qui y ont assisté continuent à être fort attachés à la Belgique. Pour ce qui est de la scène contemporaine, en Belgique il y a une riche production audiovisuelle de la part d’artistes visuels tels que Manon de Boer, Herman Asselberghs, Sven Augustijnen, Anouk De Clercq (fondateurs de la plateforme Auguste Orts), Vincent Meessen, Sarah Vanagt, Laurent Van Lancker, An.van Dienderen, Annik Leroy, Jacques Faton, Johan Grimonprez, Renzo Martens, Sung-A Yoon, Jasper Rigole, Pieter Geenen… C’est principalement avec la forme documentaire que ces artistes expérimentent dans leur travail film et vidéo, ce qui a par exemple donné lieu à la naissance d’un groupe de recherche autour de la question du « EXPANDED DOCUMENTARY » au KASK.
Quelles sont les écoles belges de cinéma qui selon toi, offrent aux étudiants la possibilité de s’exprimer en dehors du cinéma narratif traditionnel ? Quelle est l’implication de la KASK dans le festival?
Je pense que c’est principalement dans les écoles d’art et non pas de cinéma que les étudiants belges ont la possibilité d’approcher la création audiovisuelle d’une façon plus libre et expérimentale. Du côté francophone, il y a principalement l’ERG et nous avons d’ailleurs montré en 2010 un travail d’étudiant, Les phosphènes de Stéphanie de Florian Ecrepont et Stéphanie Maton, qui a reçu une mention du jury. Du côté flamand, ils ont la chance d’avoir des départements de cinéma dans les écoles d’art (Sint-Lukas et KASK) et c’est pour cela qu’il y a une production “jeune” plus intéressante. Par ailleurs, Courtisane est en résidence au KASK depuis septembre 2010. Une partie du festival a lieu à l’intérieur du KASK et nous organisons aussi souvent des programmes en collaboration avec le cinéma de l’école, le KASKcinema (en particulier la serie « Figures of Dissent »). Ce partenariat est très important mais il est aussi important pour nous de continuer à collaborer avec les autres écoles. Cette année, nous avons par exemple co-organisé un séminaire de Philippe Grandrieux avec Sint-Lukas et une projection de ses films à l’INSAS.
Propos recueillis par Marie Bergeret et Adi Chesson
Articles associés : les critiques de « 4’33″ » et de « Dissonant » de Manon de Boer, et de « The Corridor » de Sarah Vanagt