J’entends donc je suis
On effleure la beauté d’un film non seulement dans sa propension à offrir une vision transparente du monde mais également dans la valeur donnée à l’imaginaire des personnages, c’est-à-dire à la possibilité de voir figurer l’univers mental du protagoniste à l’écran. Dans le cas de “Noise” (littéralement “Le bruit”), un court-métrage inclassable mêlant les techniques du stop-motion, du dessin, et de l’incrustation virtuelle, il s’agit de laisser poindre visuellement les sensations d’un homme isolé dans une chambre. L’argument mince ne fait pas d’ombres à une innovation plus probante: ce sont les sons, les bruits du monde environnant, qui provoquent l’apparition des objets mentaux du protagoniste. Se laisser enivrer par une combinatoire proprement phénoménale, telle est donc l’expérience proposée par le couple de réalisateurs polonais, Katarzyna Kijek et Jarosław Adamski, en compétition au Festival de Clermont-Ferrand.
Les bruits qui enferment
“Noise” ne surprend pas par la complexité de son intrigue, ou bien devrais-je écrire de ses micro-intrigues dont l’espace d’un immeuble donne le cadre: un homme fait un trou dans un mur, un autre joue de la trompette, un couple se dispute. Le mouvement de caméra fait d’abord fi des frontières physiques pour se déplacer de personnage en personnage, d’appartement en appartement, d’étage en étage, et, plus significativement, d’un univers sonore à un autre. Il s’agit d’un mouvement aérien, lumineux, dénué de toute pesanteur et de toute fluidité, qui traverse les murs à la manière du son.
Bientôt les plans se focalisent sur un protagoniste d’une vingtaine d’année qui pénètre dans le hall de l’immeuble, avant de trouver refuge chez lui. Le spectateur devient témoin de son ultra-sensibilité envers les bruits, ces derniers remplissant le champ sous formes d’objets physiques et mouvants. La suite du film ne fait qu’accroître le trouble et la paranoïa du protagoniste, formulée par la rapide pulsation des objets-bruits. C’est une expérience de réclusion à partir de sons en tous genres (notes de musique, cliquetis, bruits de métal, etc.), n’hésitant pas à solliciter le célèbre jazzman Tomasz Stańko.
Ainsi, c’est sous les auspices de l’enfermement, physique et mental, que se place “Noise”. En effet, les bruits du dehors s’avèrent nécessairement des sources violentes de désagrément pour le protagoniste reclus. La cage d’escalier, présente tout au long du film, acquiert le rôle de cage mentale où les différentes formes encombrent un espace réduit et perturbé.
Du son naîtra l’image
Du trouble psychologique de l’homme, le spectateur est invité à en considérer l’origine sonore et la formulation physique. Le stop-motion, technique de tournage image par image, permet de créer cet étonnant phénomène autant que de rendre vivante, à l’écran, l’oscillante et inharmonieuse humeur du protagoniste.
Dans la vie, le propre du son est de ne pas pouvoir être matérialisé. Désireux de dépasser cet état de fait, le duo Kijek/Adamski — tous deux issus des arts plastiques — a eu l’idée d’inventer une forme complètement novatrice où les bruits présideraient à l’apparition d’objets visuels, de telle manière qu’à chaque bruit correspond un objet visible, identifiable mais dont la présence paraît souvent incongrue. Ce n’est assurément pas une correspondance parfaite entre les sons et les images qui est recherchée ici; au contraire, les carrés noirs d’une grille de mots croisés, devenus des volumes mouvants, s’accompagnent par exemple de notes de musique électronique. Plus qu’une série de sons distincts les uns des autres, les cinéastes créent un univers sonore, presque musical, qui se fond parfaitement avec la matière visible de ces mêmes bruits, source de désarroi pour le protagoniste. Les deux auteurs disent se fonder sur le phénomène de “synesthésie” (du grec syn, union, et aesthesis, sensation) par lequel s’associent deux ou plusieurs sens. Ici, le son devient image et cette transmutation s’opère selon une chorégraphie de signes enchanteresse et fantasque. Une danse visuelle représentant les projections issues de l’imagination, interprétables comme les “suppositions fantasmatiques” du protagoniste.
Les écarts du cinéma : le son et la vérité
Exercice de style assumé comme tel, “Noise” pose néanmoins une question fondamentale, celle de la capacité de l’être humain à s’affranchir des données réelles pour associer des indices sonores à des situations issues de l’imagination. À la manière du protagoniste, cette union relève de l’expérience quotidienne sans que nous en ayons conscience. Le son nous permet par exemple de mesurer l’espace qui nous sépare d’une personne dans le cas d’un déficit de vision. Mais elle introduit également la possibilité de l’erreur, un doute quant à la situation réelle.
Aussi peut-on supposer les raisons qui ont poussé les auteurs à concilier des techniques cinématographiques a priori inconciliables. Si les dessins et les incrustations acquièrent un rôle si important, c’est précisément parce que, par définition, ils ne peuvent pas figurer la réalité. Les techniques du stop-motion, du dessin et de l’incrustation, forment une poétique de l’écart entre le son et son effet mental, entre le bruit et sa représentation visuelle, entre les images et la réalité. Loin d’être traités avec complaisance ou pur désir plastique, ces écarts s’annulent finalement à la fin du film pour mieux dénoncer la paranoïa et l’idiosyncrasie, et permettre de rétablir la simple et froide vérité: le voisin épié, que le protagoniste croyait meurtrier, vient purement et simplement d’être évincé par sa femme irascible.
Du fantasme à la réalité, du rêve à la vérité, des associations fantasmatiques et colorées à la révélation de la vérité froide et crue; tel est le trajet sous-jacent auquel nous invite ce film déconcertant.