À l’instar de Luc Moullet et Marcel Hanoun, Aki Kaurismäki était l’un des invités du Festival “Est-ce ainsi que les gens vivent…”, consacré à la « Comédie du travail ». Ce festival donnait l’occasion de revenir sur sa “trilogie ouvrière”, initiée par « Shadows in Paradise » (1986), poursuivie avec « La Fille aux allumettes » (1989) et conclue avec « Au loin s’en vont les nuages » (1996). Accompagné de Peter von Bagh, il a également rencontré le public dyonisien lors d’une master-class.
D’origine finlandaise, le cinéaste est un cinéphile passionné et un ardent observateur de la vie sociale en Europe. En 1983, il réalise une remarquable adaptation de « Crime et châtiment » de Dostoïevski, mais ce n’est qu’en 1989 qu’il accède à une reconnaissance internationale avec « Leningrad cowboys go America », en compagnie des membres d’un groupe de rock totalement farfelu. C’est alors qu’il réalise cinq courts-métrages musicaux. Puis, il écrit et réalise « Au loin s’en vont les nuages » (1996), « Juha » (1999) et « L’Homme sans passé » (2002), quelques-uns de ces plus grands films. Notre entretien, à l’image d’Aki Kaurismäki, fonctionne au rythme de l’humeur, des impulsions passagères et des formules bien trouvées. Son verre à la main, il revient sur l’Europe des années 1970, période où se jouent les bases de son travail de cinéaste, à la frontière entre mythologie et modernité.
Souvent, les lieux où vos personnages prennent des décisions importantes ne sont pas habituels. Il s’agit de voitures, de ports, de cafés… Pourquoi vos personnages passent-ils par exemple tant de temps dans les cafés ?
J’adore rester seul dans un bar. Si mes personnages passent du temps dans les cafés, c’est sans doute parce qu’ils ont soif. Plus sérieusement, ils sont là parce qu’il y a d’autres personnes autour d’eux, parce qu’ils se socialisent. S’ils restaient chez eux, c’est sûr, ça coûterait moins cher au producteur ! Et je pourrais rester chez moi pour tourner dans ce cas. Mais je ne veux pas être ivre chez moi, donc j’emmène boire mes amis dans un bar. Je fais la même chose avec les acteurs. De toute façon, ils sont si pauvres économiquement qu’ils n’ont pas de foyer. À Helsinki, nous vivions plus ou moins dans la rue. Donc le seul endroit où tourner était le bar, endroit où nous passions la majorité de notre temps. Depuis que la loi sur les « bars non-fumeurs » est passée, nous n’y allons plus, alors les histoires sont retournées dans la rue. Je pense que le bar demeure le lieu de vie du peuple, à Paris aussi. Concernant les emplacement que j’utilise dans mes films, j’ai tourné dernièrement dans le port du Havre, en France. Je crois que j’apprécie filmer des lieux où le vent souffle !
Vos premiers films s’inscrivent entre les deux cultures dominantes de l’époque, la culture américaine, avec la série des « Leningrad Cowboys » par exemple, et la culture soviétique comme lorsqu’à la fin de « Shadows in Paradise », le couple fuit vers l’Estonie, dans un bateau marqué du symbole communiste.
En effet, il y a ce symbole sur la cheminée du bateau. Mais, lorsque le film est sorti, tout le monde se moquait des symboles ! Pour moi, c’est une plaisanterie qui consistait à montrer que l’Estonie était un « paradis » pour mes personnages. Et il faut avoir vécu en Finlande dans les années 1970/1980 pour comprendre que partir en Estonie signifiait « faire un choix ». Pour des raisons logistiques, je ne pouvais permettre à mes personnages de les envoyer en Floride ! D’un autre côté, pensez-vous qu’ils puissent être heureux en Floride ? Par ailleurs, en Finlande, on a eu les juke-box, les flippers, l’arrivé du rock-and-roll et les gadgets du « monde merveilleux ». La culture finlandaise a été la plus influencée par celle des États-Unis depuis 1950. Baudelaire, j’ai dû le trouver moi-même. Personne n’en parlait.
Vous éprouvez une sorte de fascination pour les États-Unis et Hollywood, mais ce sentiment est lié à de la haine. Qu’en est-il ?
J’admire un certain cinéma hollywoodien, seulement jusqu’à 1962. Après quoi, il n’y pas de fascination à avoir. Je pense que c’est de la merde.
Vous avez tourné vos premiers courts-métrages avec le groupe de rock, les « Leningrad Cowboys ». Ces courts-métrages dessinent un univers noir, inscrit dans la mafia finlandaise, mais posent également un regard ironique sur la hiérarchie entre les « têtes dures » et les « loosers ».
Vous savez, les « courts-métrages » dont vous parlez, ce sont des clips de rock pour le groupe. Ils ont été tournés en 35mm mais ils étaient faits pour la publicité. On les appelle des « courts-métrages » mais ils n’en sont pas. C’est l’époque où MTV est arrivé. Je pense qu’il s’agissait des premiers clips finlandais. A l’époque, ces gars étaient révolutionnaires. Ils étaient sauvages, ils étaient grands. Les groupes de rock avaient juste trois minutes pour montrer toute leur créativité. Il m’arrivait d’être jaloux et de me dire : « Bon sang, qu’est-ce qu’ils sont libres ! ».
Aujourd’hui, les images montrent des gens qui s’entassent en remuant et en bougeant leur corps. Rien n’est transmis au public. Comment se fait-il qu’un travail artistique comme celui-ci soit aussi florissant pendant un an et puis meure d’un coup ? Comment a-t-on pu dépenser tant d’argent pour cela ? La mort soudaine de cette dynamique a été à la hauteur des investissements.
Récemment, vous avez été amené à refaire un film court intitulé « Bico » (2004). Pourquoi êtes-vous revenu à une forme courte ? Et, parallèlement, au documentaire ?
Je l’ai fait pour des raisons privées. Quelqu’un m’a demandé de faire un film sur le village où j’habite, au Portugal. C’était une manière de documenter ce lieu, alors, oui, c’est un documentaire. Il n’est pas très bon. Je dirais qu’il s’agit d’un fragment, quoi que cela signifie. Mais, en général, je me sens à l’aise avec tout ce qui est inférieur à 90 minutes. Au-delà, je me sens dans l’insécurité. La longueur d’un film est liée à la présence des dialogues. S’il y en a beaucoup, les films sont plus longs. Tout ce qui excède 100 minutes est trop long, sauf « Ben-Hur (1959) ». Si les films sont silencieux, ils sont plus courts.
Les personnages de vos films semblent perdus, ils ont l’air de se demander en permanence : « dois-je rester ou dois-je partir ? ». Serait-ce un symptôme du présent ?
Mes personnages ne sont pas perdus, c’est le reste du monde qui est perdu. Fondamentalement, ils ne savent pas où aller. C’est ça, le problème. Ils veulent aller quelque part et ils veulent rester, ils ne savent pas quoi faire. Ils ne sont pas à l’aise où qu’ils soient. Ce sont des personnages plutôt autobiographiques.
La question est compliquée parce que mes personnages ont un certain inconfort qui est de facto dans mon sang, mais je ne fait pas des autoportraits pour autant. J’essaie de décrire les gens mais mon propre inconfort se retrouve dans les personnages. Parce que j’ai toujours aimé partir mais, je ne sais pas où, sauf dans ma tombe. Il n’y a qu’au Japon où je me sens à peu près bien.
Tout comme Alain Resnais, les acteurs que vous choisissez ne changent que très rarement. Kati Outinen a, par exemple, participé en tant qu’actrice à huit de vos films. Pourquoi cette permanence ?
Si les acteurs sont bons, pourquoi en changer ? John Ford aimait travailler avec John Wayne pour cette raison. Il en est de même avec Marcel Carné et Jean Gabin. Lorsque ce sont des acteurs géniaux, un cinéaste ne peut pas s’empêcher d’écrire les rôles pour eux. C’est comme une famille. Mais ça n’est pas une marque de paresse !
« La Vie de bohème »
Dans vos films, vous n’hésitez pas à faire des citations, à récupérer des formules ou à utiliser des archétypes. Pourquoi aimez-vous tant les citations ?
J’aime les citations parce que je n’ai pas d’idées par moi-même. J’aime Godard lorsqu’il dit : « Lorsque tu voles, vole honnêtement. » Dans « La Vie de bohème » (1992), lorsque le peintre vend toutes ses toiles pour payer les frais d’hôpital à Mimi, Jean-Pierre Léaud — qui joue le bourgeois — dit : « Qui a peint cela ? Becker ? », et le peintre acquiesce. Jusqu’à maintenant, je n’ai trouvé personne qui savait qu’il s’agissait de la dernière image de Montparnasse 19 de Jacques Becker. Donc quand on cite, il faut le faire avec respect. J’ai volé l’image, mais j’ai mentionné à l’intérieur de l’image qu’elle provient de Becker. À ma grande déception, personne ne l’a remarqué. Plus globalement, le cinéma est intéressant parce qu’il est fondé sur une certaine illusion, sur des archétypes, qui sont sans cesse repris, volés. Comme en littérature, tout est fondé sur quelques histoires. Les gens vont au cinéma pour voir ces histoires et ils veulent en connaître les variations.
Vous êtes actuellement l’invité du Festival « La Comédie du travail ». De vos premiers courts-métrages aux « Lumières du Faubourg » (2008), vos films sont centrés autour du travail et des conséquences liées à celui-ci. Pensez-vous que vos films soient « politiques » ?
Vous pouvez faire des films politiques mais c’est ennuyeux. L’idée même de faire un film politique est vouée à l’échec. Les gens vont voir des films pour sortir de la réalité. Il ne veulent pas la rencontrer au cinéma. Dans mes films, il n’y a pas de messages politiques, tout du moins, j’espère qu’il n’y en a pas. Sauf peut-être celui-ci : « Tuez le Capital ! ». C’est sans espoir.
Propos recueillis par Mathieu Lericq