Floris Kaayk. Anticipation, insectes et symbolisme

“The Origin Of Creatures” est un film qui n’a pas laissé indifférent le jury du prix Format Court – Paris Courts Devant 2011, ce n’est d’ailleurs pas un hasard si ce premier court métrage de fiction a été sélectionné pour représenter la Hollande aux Oscars. Dans cet interview, Floris Kaayk, son réalisateur, nous explique avec précision et sincérité ses influences, son travail et son parcours.

Vous avez commencé votre carrière avec deux docu-fictions dans lesquels technologie et réalité interagissent : « The Order Electrus » et « Metalosis Maligna ». Qu’avez-vous cherché à faire avec ces deux oeuvres ?

Dans ces deux films, j’ai voulu dépeindre une vision futuriste angoissante, en jouant sur les conséquences imprévues que peut entraîner la phase initiale des développements technologiques. Chaque phase de début est souvent accompagnée de problèmes inattendus. Dans « Metalosis Maligna » et « The Order Electrus », je montre quelques uns de ces détours.

La fiction dans ces films est représentée de manière plausible, à l’aide du documentaire informatif. On associe ce format avec la précision scientifique, ce qui a garanti la confusion entre réalité et fiction et m’a permis de présenter mon univers inventé comme étant la réalité. Ça renforce le côté absurde et crée l’humour étrange qui caractérise ces deux films.

Vous réalisez ensuite un court métrage totalement fictionnel et en animation, “The Origin Of Creatures”. Comment vous est venue l’idée d’adapter le récit biblique de Babel en utilisant des membres du corps? Pouvez-vous nous expliquer ce choix et l’origine de ce projet ?

Je suis passionné par le monde des insectes. Chaque fois que je vois un documentaire sur ces merveilleuses créatures, je suis hypnotisé par leurs formes, leurs habitudes et leurs modes de communication bizarres. Pour ce film, je me suis particulièrement inspiré du mode de fonctionnement des colonies et du fait que les fourmis ne fonctionnent qu’en collaboration. En même temps, je voulais que mon sujet reste proche du corps humain. J’ai donc décidé de créer une colonie de membres humains, chacun avec son rôle précis, à l’instar des colonies d’insectes.

En cherchant un récit pour situer cette colonie de membres, j’ai découvert une des histoires les plus célèbres sur la collaboration, celle de la Tour de Babel. Le lien entre cette fable et mes colonies m’a fasciné, surtout en raison du développement dramatique dans l’histoire biblique, quand Dieu sème le désordre en donnant à chaque personne une langue différente. J’ai pensé que cet élément serait utile pour la chute de mon film.

Dans mon film, Dieu est représenté par le soleil, source éternelle de vie sur notre planète, ce qui a servi de lien également avec certaines espèces de fourmis qui construisent leurs nids en direction du soleil, pour capter la chaleur pour la reine et ses larves. Du coup, le soleil joue un rôle très important dans « The Origin of Creatures », qu’on peut interpréter de deux manières bien contrastées : religieuse ou scientifique, évolutionnaire.

Ce qui fait basculer le sort du fragile édifice est une petite faute d’inattention (le pouce devant l’œil) qui va suffire pour casser l’élan qui a réuni tous ces petits êtres. Est-ce une forme de fatalisme pour vous ? Pourquoi avoir choisi ce petit détail comme origine de la chute de la construction?

Avant que le doigt n’aveugle l’œil, le ciel devient nuageux et couvert. C’est alors que la tour fragile grandit pour s’approcher du soleil. Dans la fable de la Tour de Babel, c’est à ce moment-là que Dieu attribue une langue à chaque personnage, pour freiner leurs actions. Donc pour moi, c’était aussi le moment de diffuser l’incommunication dans la Colonie. Le doigt qui couvre l’œil symbolise le déclenchement du chaos et la disparition de l’espoir. La confusion commence lorsque l’œil ne voit plus et se répand comme une réaction en chaîne sur tous les collaborateurs.

Parlez-nous du personnage étrange qui accouche dans une grotte sous la Tour. Quel est son lien avec le soleil ?

Ce personnage est la reine de la Colonie des Membres et est construit à l’image de la reine des fourmis. Elle seule peut donner naissance à de nouvelles créatures. Du coup, c’est le personnage le plus important, la source de vie, sans pour autant être le chef, car il n’y a pas de chef dans cette société.

La reine peut accoucher seulement si elle sent la chaleur du soleil. C’est pourquoi tous les aides et les infirmières la dirigent vers le soleil. Ils veulent créer des conditions idéales pour que la colonie puisse grandir.

Les deux premiers « personnages » qui apparaissent dans le film – les doigts et l’œil – ne proviennent pas de la « matrice ». Ils émergent des gravats et finissent par y retourner. Que représentent-ils symboliquement à vos yeux?

En fait, ils proviennent de la matrice, comme tous les personnages. Ils sont nés avant les autres et ont survécu des chutes antérieures de la Tour. Ensuite, ils se sont cachés dans les gravats. Comme tous les autres personnages, ils attendent l’apparition du soleil pour sortir des ruines. Ces deux personnages symbolisent les messagers de la colonie et sont présents à l’ouverture et à la fin du récit, en tant que protagonistes en quelque sorte.

L’utilisation de parties du corps ayant leur propre vie peut faire penser par moments à certains travaux de Jan Švankmajer. Est-ce un rapprochement dont vous avez conscience?

Je connais le travail de Švankmajer et j’aime beaucoup ses films. Il est possible que je sois influencé par son œuvre, étant donné que c’était le premier animateur qu’on a étudié en cours d’histoire de l’animation à l’académie. J’aime son sens de l’absurde, qui fait que ses films sont à la fois humoristiques et poétiques.

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Pouvez-vous nous parler des différentes techniques employées dans le film (3D, maquettes, etc…)? Est-ce que ça a été un projet compliqué à animer?

Tout l’arrière-plan a été réalisé avec des maquettes issues du modélisme ferroviaire, qu’on a filmées avec un objectif périscopique. C’était difficile de filmer des maisons aussi petites. On a fini par construire un stabilisateur qui nous a permis de programmer des mouvements de caméra à cette petite échelle. Ça à l’air fou, j’aurais pu tout faire en numérique, mais j’aime bien l’aspect naturel de l’image. Les imperfections de l’objectif, la texture des surfaces des bâtiments, et le caractère aléatoire des gravats, tout ça aurait paru trop soigné en digital.

J’ai ensuite assemblé les personnages numériques aux images filmées à l’aide du tracking de la caméra. Les personnages sont tous animés en volume et numérisés. Je les ai basés sur des photographies de mon propre corps, avec lesquels j’ai fait du « compositing ». Finalement, j’ai dû m’y reprendre à plusieurs fois pour arriver au même bokeh (flou au second plan) et aux mêmes couleurs que mon objectif. Je suis très content du résultat, même si cela a été un sacré défi à relever !

Quels ont été les retours sur le film ?

Au début, je m’attendais à ce que le film soit mieux reçu, vu le temps (3 ans) et les efforts que j’y ai consacrés. J’aurai aimé faire la première à Cannes, mais ce n’était pas possible. Alors, j’ai voulu être candidat néerlandais aux Oscars, et heureusement, ça a marché. Depuis, les choses vont mieux. Après un an et demi de distribution, le film a été projeté dans plusieurs festivals de cinéma et d’art média et a gagné 9 prix. C’est mon film le plus réussi jusqu’ici.

Parlez-nous de votre processus de création. Quel est votre mode de fonctionnement ?

Le processus de création a lieu aux moments les plus inattendus. J’arrive à en maîtriser quelques-uns maintenant, par exemple, le trajet à vélo du studio jusqu’à mon domicile me donne toujours de nouvelles idées ou bien, c’est sous la douche que je trouve des solutions aux problèmes d’une longue journée. J’ai récemment découvert que j’ai des pensées créatives pendant des discussions ennuyeuses, quand mon esprit divague. Subitement, je tombe sur une idée pour un film. Me mettre devant une page Word ou un écran de Photoshop vide me coûte trop d’effort.

Pouvez-vous nous dire un mot sur votre style d’animation ? Etes-vous inspiré par d’autres films et/ou animateurs ?

Mon style d’animation est principalement basé sur des mouvements de la vie réelle, comme ceux des insectes ou des gens. Mon style est caractérisé par un mélange de réalisme. Je ne me focalise pas sur des styles de mouvement particuliers, comme on en voit dans les animations du type cartoons. J’ai du mal à identifier des réalisateurs qui m’inspirent. Souvent, c’est un détail ou un plan qui m’interpelle. Quelques films qui m’ont inspiré sont : « The Road », « Blade Runner », « Jona/Tomberry », « Born Free » et « Les possibilités du dialogue » de Švankmajer.

Avez-vous des projets de films à venir ou en cours ?

J’aimerais rester curieux, essayer de nouvelles choses, me lancer des défis constamment, et continuer à mettre en scène mes mondes imaginaires. Peu importe que ce soit de l’animation, de la live-action ou une combinaison des deux. Il ne s’agit pas de la technique mais de la créativité et de l’imagination. Je voudrais rester proche de cette pensée dans mes projets futurs.

Propos recueillis par Julien Beaunay et Julien Savès

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