A la Cinémathèque française, les séances de courts métrages réalisés par Nanni Moretti se suivent et ne se ressemblent pas. Alors que le premier programme (voir le prochain article de Mathieu Lericq) présentait 3 films réalisés dans un intervalle resserré (de 1973 à 1974) qui correspondait aux tous débuts du cinéaste (son premier long, Je suis un autarcique, sortira en 1978), les deux derniers programmes sont eux beaucoup plus explosés (1986 à 2007) et fatalement beaucoup moins cohérents. Construits autour de documentaires, de making of améliorés, d’un film de commande pour Cannes, et d’une suite de scènes coupées tirées d’Aprile (1997), il en résulte parfois une impression de fourre-tout. Cette sensation s’explique par la difficile équation qu’est la rétrospective intégrale qui exclue par définition tout travail de choix de la part du programmateur puisque tout doit y être montré.
Cette question sera d’ailleurs soulevée par Moretti lui même lors de sa conversation publique avec Serge Toubiana. Ce dernier souhaitait tout montrer alors que Moretti n’était – bizarrement – pas favorable à la présentation de ses premiers courts. Certes, en découvrant ses coups d’essai, on sourit souvent devant les quelques maladresses de l’auteur même si l’affection pour le cinéaste fait quelque peu oublier les défauts de ces films qui apportent un éclairage sur la suite de sa carrière.
La présence dans le deuxième programme d’un montage de scènes coupées d’Aprile est plus étonnant (Le cri d’angoisse de l’oiseau prédateur, 2001). Cette suite de vignettes semble plus relever d’un bonus dvd que d’un court métrage à proprement parler, même si ces scènes touchent juste à chaque fois et rappellent l’efficacité comique immédiate de Moretti. La scène qui donne son nom au « film » est en ce point un modèle. Moretti filme un homme chargé d’imiter le cri de l’oiseau prédateur qui fera fuir les centaines de volatiles qui arrosent de leurs fientes chaque jour à heure précise les rues de la capitale italienne. La situation, complètement surréaliste fonctionne à merveille.
De ce regroupement de courts des années 90 et 2000, La Cosa (1990) est certainement le plus radical. Moretti filme en plans séquences et fixes les réunions des militants du parti communiste italien dans plusieurs villes du pays alors que le mur de Berlin vient de chuter et que le parti souhaite également changer de nom et d’image. Situé à la limite entre le long et le court (le film fait 60 min), La Cosa est un film qui prend son temps et qui cherche dans les discours revendicatifs de ces communistes italiens désarçonnés une parole libérée. C’est aussi, de tous les courts de Moretti, celui où on le sent le plus en retrait, le plus effacé, lui qui apparaît dans tous les autres (à l’exception de La dernière cliente) Il semble filmer en simple témoin, avec pour seule volonté celle d’enregistrer ces la parole de ces militants porteurs d’illusions et d’utopies. Le style, austère et froid, laisse tout de même filtrer le sentiment affectif du cinéaste pour ces hommes et ces femmes engagés.
Deux films distants de 13 ans évoquent le rapport à la salle de cinéma et aux films de l’auteur. Dans Le jour de la première de Close-Up (1994), c’est sa casquette d’exploitant que Moretti enfile, lui qui est propriétaire d’une salle art et essai à Rome, dans un pays où la quasi totalité des films étrangers sont doublés. Ce petit film très enlevé de 7 minutes met en scène les efforts déployés par le cinéaste-exploitant pour faire exister le film de Kiarostami face à la déferlante du Roi Lion sorti à la même période. On y voit Moretti, véritable boule de nerfs, faire des insomnies à cause du box office, briefer les caissières du cinéma sur comment pousser les potentiels spectateurs à aller voir un film iranien en VO ou encore passer un savon au journal qui n’a pas imprimé sa pub assez grande. Journal d’un spectateur (2007) fait largement écho au Jour de la première de Close-Up. Avec ce film de 3 minutes – commandé par le Festival de Cannes à l’occasion de ses 60 ans et du programme Chacun son cinéma – Moretti nous emmène dans différentes salles de cinéma de Rome où il évoque via des anecdotes jubilatoires les films qu’il y a vu. De La Cérémonie à Rocky Balboa, l’auteur passe en revue des souvenirs cinématographiques souvent chaotiques, de son fils de 2 ans qui au bout de 30 minutes d’Anastasia se mit à pleurer en criant « Maman ! » à sa mère qui lui reprochera toute sa vie de l’avoir emmenée voir Légendes d’Automne avec Brad Pitt, Moretti n’établit pas un panthéon de ses souvenirs de cinéma mais au contraire évoque la salle comme un lieu de frustration, de plaisir, de déception et surtout comme un lieu collectif où l’autre influe sur sa propre expérience de spectateur quitte à la lui gâcher.
Dans Le Journal du Caïman (2006), c’est Moretti lui-même qui réalise le making-of de son film Le Caïman (2005), ce qui en dit long sur son besoin de tout contrôler, jusqu’aux images de tournage, exercice généralement confié à un observateur extérieur. Il y apparaît colérique, impatient, perfectionniste mais toujours capable de désamorcer les situations tendues avec un humour pince sans rire assez irrésistible, comme lors de cette scène où il se moque de ses deux acteurs qui sont censés nager et discuter mais qui n’arrivent pas à faire les deux en même temps. L’intérêt principal de cet objet assez long (60 min) est de voir le cinéaste au travail. Moretti est sur tous les fronts, le tournage se transformant en une expérience physique épuisante et réjouissante. Le débouchage des bouteilles de champagne vient d’ailleurs ouvrir et clore son récit de tournage et se transforme en épisodes burlesques lorsque Moretti n’arrive pas à ses fins avec le bouchon.
La dernière cliente (2003) qui clôt le programme de courts est peut-être le film qui ressemble le moins – au premier abord- au style de Moretti. D’abord, car le cinéaste est à New York, une ville, une énergie mais aussi une langue qui contrastent fortement avec ses habitudes italiennes. Dans ce documentaire, Moretti filme la fermeture d’une pharmacie de quartier tenue par une famille d’immigrés italiens depuis plusieurs générations et contrainte à vendre leur commerce et leur logement pour laisser place à de nouveaux immeubles plus modernes et surtout plus rentables. Le film est inversé chronologiquement et débute par des images de la destruction des murs du bâtiment puis se termine par la dernière journée d’ouverture de la pharmacie , comme si ce montage permettait encore , quelque part, de pouvoir faire machine arrière. Bien que jamais présent à l’écran, Moretti semble prendre peu de distance avec la situation, son film parait volontairement chercher l’émotion (il va même jusqu’à utiliser la musique d’Alléluia de Leonard Cohen) et le pathos. Les larmes sont légion et chacun, les clients et les propriétaires viennent pleurer dans les bras des uns et des autres. On est parfois pris par un trop plein d’émotion même si l’on sent Moretti sincère dans l’affection qu’il porte à ces gens. C’est dans l’aspect politique de la situation que le sujet rejoint ses préoccupations premières, le film étant à l’évidence une critique amère d’un capitalisme outrancier qui pousse les gens à quitter les quartiers autrefois populaires des grandes villes.
On aurait pu penser que Moretti irait explorer d’autres facettes de son cinéma dans ses courts métrages réalisés après ses longs mais il reste fidèle à ses obsessions politiques et burlesques, sans oublier un certain narcissisme avoué et assumé, même si (et il le répète souvent) parler de lui est la meilleure façon qu’il a trouvé de parler des autres.
Retrouvez le dialogue avec Nanni Moretti sur le site de la Cinémathèque française