Pour son clip de commande, Werner Herzog a concocté un curieux documentaire qui se veut un exercice en contrepoint audiovisuel interpellant. Programmé récemment dans le cadre du festival Cinéma du réel, au Centre Pompidou, ce court transplante l’air célébrissime « O soave fanciulla » de l’opéra de Puccini dans le contexte d’une Éthiopie tiraillée.
Lorsque l’un des cinéastes les plus intransigeants de notre époque est sollicité à l’occasion des 10 ans de collaboration entre la chaîne Sky Arts et l’ENO (l’Opéra national anglais), on ne peut pas s’attendre à un résultat gentillet. En effet, le parti pris d’interpréter la partition puccinienne par le biais de plans (souvent très rapprochés) d’une tribu éthiopienne n’est ni banal ni habituel. Pourtant, le doyen du Nouveau Cinéma Allemand n’est pas étranger à l’univers de l’opéra. Son œuvre, hétéroclite, prolifique et résistant à toute catégorisation – si ce n’est la marque distinctement auteuriste du réalisateur –, a côtoyé le genre lyrique à plus d’une reprise : les documentaires « Gesualdo : Mort à cinq voix » et « The Transformation of the World into Music » comme les fictions « Leçons de ténèbres » et « Fitzcarraldo » traitent tous directement ou indirectement de sujets opératiques, de sorte que Herzog s’est approprié une réputation de cinéaste « wagnérien ».
Il est donc d’autant plus remarquable que, pour traduire un air d’opéra en images, il se démarque à ce point de l’esprit romantique et précieux du Paris de la Belle Époque. Si la démarche contrapuntique paraît à première vue simpliste ou gratuitement provocatrice, elle révèle en fait une signification puissante. En filmant des civiles éthiopiens armés en même temps que des couples (tellement éloignés des déclamations exagérées du Rodolfo rêveur et de la Mimi phtisique), Herzog élabore un jeu de regards conflictuel entre ces personnages – un écho en quelque sorte à l’amour maudit des Bohèmes, mais aussi un message politique pour une contrée ravagée par la violence depuis des décennies. À l’aide de l’utilisation audacieuse de la technique de face caméra, ce jeu de regard sort de la « diégèse » et se déplace entre le spectateur et le sujet, entre le regardant et le regardé. Ainsi, deux cultures aux antipodes historiques et politiques se confrontent, l’une via l’image, l’autre à travers la bande-son. L’air de rien, Herzog opère un tour de force de forme et de fond. Cet objet improbable qu’est « La Bohème » casse la complaisance qui recouvre le drame de Puccini plus d’un siècle après sa création, à l’époque novatrice, et impose un relativisme manquant autour de sa lecture qui permet d’ébranler le discours eurocentriste. Quid urbi et quid orbi ?