Outre son travail de critique de cinéma, Luc Moullet est un cinéaste à part entière. Sa forte personnalité, son jeu sur les répétitions et ses formules truculentes trouvent un écho dans les sujets de société, comme le consumérisme, les conditions de travail et sa déshumanisation, que seule la comédie peut à la fois pointer et détourner. Clown amer, oscillant du burlesque au politique, Luc Moullet nous raconte, dans la seconde partie de notre entretien, comment il est devenu le « poil-à-gratter du cinéma français ».
Format Court : Comment avez-vous abordé le tournage de votre premier film, Un steak trop cuit ? À l’époque des Cahiers, aviez-vous une expérience des plateaux ?
Luc Moullet : J’ai suivi des tournages un peu accidentellement. Je suis allé sur le tournage du Coup du berger (1956) de Rivette, ou des Espions (1957) de Clouzot, et puis j’ai interviewé des réalisateurs. Je me souviens, par exemple, d’une rencontre avec Richard Fleisher. Il était en train de tourner Crack in the Mirror (1960), dans les studios de Boulogne, avec Irina Demick, Orson Welles et Juliette Gréco, et m’a reçu en interview alors qu’on préparait le plan suivant, ce qui ne se produirait probablement pas de nos jours avec un réalisateur français. Je ne sais pas si ces rencontres m’ont beaucoup servi, mais je voyais un peu comment ça se passait. Ce sont les seuls contacts que j’ai eus avec la prise de vue.
Mon premier film a été un film simple à faire car je m’étais mis dans une bonne situation. Je n’étais pas dépaysé : il se tournait dans mon studio qui n’était pas un studio de prise de vue mais un studio d’appartement. J’étais donc chez moi, entouré de mes meubles et mon frère jouait dans le film. Je ne me suis pas retrouvé en face de figurants d’une super production. Par conséquent, c’était un passage assez aisé, et l’équipe technique était très petite.
La distribution du film a par contre été un petit peu difficile parce que le producteur, Georges de Beauregard, venait de produire Le petit soldat (1963) de Godard qui avait été interdit par la censure. Il est devenu paranoïaque. Comme les dialogues étaient assez grossiers, il était persuadé que le film ne passerait jamais la censure, ce qui m’a bien fait rigoler. Le film a passé à la censure mais il l’avait pris en grippe. Un steak trop cuit avait un côté roturier, moitié rabelaisien, moitié Audiberti ou Queneau. De Beauregard, c’était un noble et ça l’a choqué, alors il l’a un peu mis de côté. J’ai réussi quand même à le faire passer au Festival de Tour, mais c’était assez tendu.
En général, comment vivez-vous la sortie de vos films ? Ces derniers sont-ils bien accueillis ?
L.M. : Disons que j’ai une position incertaine, intermédiaire. En général, on me définit comme “le poil à gratter du cinéma français”. Cette différence peut jouer contre vous et puis, au-delà d’un certain stade, jouer en votre faveur parce que vos films se différencient des autres. Mais il y a un premier stade où on se différencie tellement des autres qu’on vous rejette. J’ai gardé une critique espagnole de Brigitte et Brigitte qui disait que c’était “le film le plus débile intellectuellement de toute l’histoire du cinéma”. Je l’ai utilisé pour la promotion du film parce que si vous avez six ou sept bonnes critiques, c’est amusant d’en mettre une comme ça.
J’ai rencontré beaucoup de réticences, j’ai eu pas mal d’adversaires. Mais de manière générale, la réception critique de mes films s’est améliorée avec le temps. Au bout de cinquante ans, les gens s’acclimatent à vous, vous considèrent avec un certain respect. D’ailleurs, j’ai eu des prix pour mes premiers films : Terre noire a reçu le prix du Groupe des Trente, et Brigitte et Brigitte a eu le Prix spécial du Jury du Jeune cinéma.
Quand on voit vos films, on repère une familiarité avec les films muets américains dans le rapport au corps, l’immobilité du visage et la répétition des gestes. Ce qui vous rapproche également de ces cinéastes burlesques, c’est le fait qu’ils utilisent leur propre corps de cinéaste pour élaborer leur comique. Pourquoi utilisez-vous votre propre corps à l’image ?
L.M. : Le cinéma burlesque est une référence pour moi, surtout le cinéma comique américain, d’ailleurs, récemment j’ai fait un article sur Easy street (1917) de Chaplin. En ce qui concerne le corps, il existe un principe selon lequel l’acteur comique ne doit pas rire. Moi-même, j’aime bien faire rire l’audience, celle-ci rit d’autant plus que je ne ris pas. Mais, si ma présence à l’écran est si récurrente, c’était pour des raisons matérielles à la base. Il n’y avait pas de figurants, je pouvais donc jouer quatre ou cinq rôles en étant déguisé. C’était plus économique comme système et ça m’évitait de m’égosiller pour donner des consignes, vu que je ne me parle pas à moi-même, et en même temps, c’était plus facile parce que je n’ai pas de problème de carrière. J’ai rencontré des comédiens qui calculaient les films par rapport aux suivants ou qui comptaient le nombre de répliques. Moi, quand je joue, je n’ai pas peur de prendre des risques.
Quelle est la nature de votre relation avec les acteurs sur le plateau ?
Quand j’ai tourné avec Jean-Pierre Léaud, je lui ai laissé une très grande marge de manœuvre. Ca m’intéressait de voir ce qu’il pouvait donner de lui-même. Souvent quand on fait un film, on parle de la « direction d’acteurs », mais souvent on choisit un acteur, on écrit le scénario pour lui, et ça roule. On ne travaille pas tellement avec lui, on le freine simplement, on voit le mouvement de son jeu à travers le film. Mais, en fait, il y a quatre acteurs qu’on ne dirige pas et un qu’on dirige parce qu’il est mauvais et qu’il a des problèmes. Donc la direction d’acteurs est une forme de rattrapage pour les acteurs qui sont susceptibles d’être un peu défaillants par rapport aux autres.
Dans vos films, les dérives de la société de consommation sont souvent traitées avec humour. Peut-on critiquer en faisant rire ?
L.M. : Je me suis fondé sur l’œuvre de Chaplin, qui a fait des films comiques sur des sujets très dramatiques. Dans Un roi à New York (1957), il traite de la chasse aux sorcières, dans Monsieur Verdoux (1947), d’un tueur en série, dans Le dictateur (1940) et Les Temps Modernes (1936), il fait la critique du taylorisme, dans La ruée vers l’or (1925), il relate une période où des centaines d’hommes sont morts de froid dans le but de trouver de l’or, et il y en a encore beaucoup d’autres comme ça. C’était un principe de base, faire rire avec des choses dramatiques, mais, pour moi, c’est une sorte de défi.
Vous avez toujours eu ce regard très proche du présent et vous continuez à l’avoir. Comment vos films naissent-ils ?
L.M. : J’observe la réalité et je note les choses drôles ou curieuses dans ma tête. J’ai toujours un petit stock d’idées en réserve. Par exemple, j’avais un projet qui s’appelait L’Art du trou, c’était un film sur le trou dans le pantalon, je voulais en faire l’historique, mais ça ne s’est pas fait. C’est en tant que cinéaste que s’élabore mon travail critique, et non pas en tant que critique de cinéma. En tant que critique, je suis essentiellement un laudateur. La critique peut fonctionner avec des mots, mais le mot est toujours plus discutable que l’image. L’image, elle, tord un peu la réalité mais peut frapper visuellement. Un distributeur automatique de baguettes de pain, c’est plus visuel à l’image qu’à l’écrit, n’est-ce pas ? Et bien, voilà, c’est ce que je filme !
Propos recueillis par Katia Bayer et Mathieu Lericq
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