Comment, La Brûlure, ce documentaire de Leila Chaïbi tourné en Tunisie, s’est-il retrouvé dans la programmation de Point Doc pile à l’heure où le pays filmé attire toute l’attention des journalistes, que ce soit ceux de la radio, de la télévision ou de la presse ? Hasard ? Anticipation ? Choix de dernière minute ?
Ce film date de 2009, mais l’essentiel est qu’il soit là, aujourd’hui, sur les pages du Festival. Son sujet n’est pas la « révolution démocratique » qui a éclaté il y a à peine une quinzaine de jours en Tunisie, mais plutôt les raisons qui l’ont provoquée. Cela a certainement bien plus d’intérêt que le martèlement parfois incompréhensible des médias.
Ce documentaire n’a pas la prétention de brasser toute la complexité de la situation sociale actuelle de la Tunisie, il n’ouvre qu’une fenêtre étroite sur celle-ci. Son sujet principal est plutôt celui de la « brûlure » (harga en arabe), cette expression qui, pour les Tunisiens, désigne le fait de brûler ses papiers pour quitter sa terre – dans des conditions qui, le plus souvent, présentent de dangereux risques – et gagner un ailleurs plus prometteur : l’Italie.
Le film s’ouvre sur un enterrement, puis suit l’interview de Hichem. Il nous raconte comment il a embarqué pour faire la harga, avec vingt-sept autres tunisiens, dont certains étaient des amis, et comment il est revenu, seul mais en vie, repêché dans la mer alors que tous ses compagnons de bord y sont restés.
D’autres Tunisiens nous éclairent ensuite sur les raisons qui les poussent à quitter le pays : la misère, le chômage, l’impossibilité de se projeter dans l’avenir, d’accéder à la propriété, de soigner les enfants et, surtout, l’impasse. C’est cette impasse dans laquelle leur pays les enferme qui les rends prêts à tout pour améliorer leur quotidien, pour le faire ressembler à celui des Italiens qui viennent passer leurs vacances au Maghreb, ou à celui de ceux étant parvenus à « brûler » tout en restant en vie.
Si tous sont conscients des risques, peu leur importent : ils affirment n’avoir rien à perdre. Certains gagnent 350 dinars par mois (environ 180 euros) et n’attendent qu’une chose : réunir les 1500 ou 2000 dinars qui leur permettront de s’offrir leur billet pour l’ailleurs, pour l’au-delà. Que cet au-delà puisse être celui de la mort, ils le savent, ils l’assument et ils le payent. C’est quitte ou double.
D’autres interviews nous rendent compte de la culpabilité des parents dont les enfants ont disparu avant d’atteindre l’autre côte. Quant aux enfants les plus jeunes, leurs perspectives lorsqu’ils regardent vers l’avenir sont parfois inquiétantes. Quoiqu’il en soit, ce documentaire propose une multiplicité de points de vue qui n’est, certes, pas exhaustive – aucun élu, ni aucun Italien n’est entendu – mais néanmoins édifiante. La réalisatrice donne en effet la parole à ceux qui ne l’ont que trop rarement, bien qu’ils soient les premiers concernés par les problèmes rencontrés dans le pays.
Au niveau formel, les interviews nous sont livrées telles de réelles prises de parole. Chacune apporte un point de vue différent, mais chaque propos converge vers une même réalité : celle d’une situation bloquée. Aussi, les différents témoignages étant organisés en séquences distinctes, le film est entrecoupé par de courts passages illustratifs. Brillamment rythmés par un montage cut rapide, ces derniers offrent aux spectateurs de nombreux points de vue sur la vie dans le pays.
Les choses changent aujourd’hui en Tunisie, et en nous apprenant pourquoi certains sont prêts à risquer la « brûlure », à risquer la mort, ce film pose la base d’une réflexion utile à la construction d’un questionnement sensé sur les raisons qui font qu’aujourd’hui, certains vont jusqu’à s’immoler pour sortir le pays de l’impasse.