Ancien de l’ENSAD (École Nationale Supérieure des Arts Décoratifs), Jérémy Clapin est l’auteur de deux films d’animation remarqués en festivals, Une histoire vertébrale et surtout Skhizein. Pour l’occasion, il est membre du Jury courts métrages au Festival du Film Francophone de Namur. Rencontre décontractée au théâtre local.
Format Court : Y a-t-il des films d’animation ou en vues réelles qui t’ont inspiré, plus jeune ?
Jérémy Clapin : Le film que je retiens de cette époque, c’est Taxi Driver. Ce qui m’a vraiment fait découvrir l’animation, c’est le Festival d’Annecy. À l’époque, il y a quinze ans, Internet n’était pas très répandu, et on n’avait pas accès à un cinéma d’animation très différent, à part les Disney. La diversité du cinéma d’animation, je l’ai vraiment découverte dans ce festival, d’année en année. Là-bas, je me suis rendu compte qu’il y avait plein de techniques et de façons de raconter des histoires différentes, et que des films pouvaient aussi se faire tous seuls, avec une économie de moyens incroyable. Ça m’a marqué. J’aimais beaucoup le dessin, j’avais aussi envie de raconter des histoires, tout seul.
Avais-tu déjà envie de raconter des histoires quand tu étais aux Arts-Déco ?
J.C. : Oui, mais j’ai toujours mis ça de côté parce que je n’ai jamais cru que c’était un métier. Dans ma famille, à part mon oncle projectionniste, personne ne fait de cinéma de près ou de loin. Finalement, raconter des histoires, c’est un métier, parce qu’il est difficile d’en vivre.
Pourtant, tu t’es orienté vers une école artistique qui n’aurait pas spécialement pu déboucher sur un métier.
J.C. : C’est pour ça que j’étais prof de tennis avant !
Ah bon… Et comment passe-t-on du tennis aux Arts Déco ?
J.C. : Justement, il n’y a aucune passerelle ! Je donnais des cours de tennis pendant que j’étais aux Arts-Déco, et même en sortant, ce qui m’a permis de d’être indépendant assez rapidement. Je donnais 15 heures de cours par semaine, et cela me suffisait pour faire ce que je voulais en tant que auteur, le reste du temps. J’avais l’impression de ne pas me corrompre. Après, j’ai arrêté de donner des cours parce que ça devenait difficile de tout faire.
Après tes études, tu n’as pas été tenté de t’inscrire dans une école d’animation ?
J.C. : Non. J’étais content de ma formation. Aux Arts Déco, j’ai fait beaucoup de graphisme et de typographie, des choses qui font que mon parcours est différent de ceux qui n’ont fait que de l’animation. On peut arriver à l’anim’ de plein de façons. C’est important que les parcours ne soient pas toujours identiques. Un artiste n’est pas un autre, c’est sa personnalité qui traduit la singularité de son travail.
C’est pour ça que tu fais d’autres choses à côté ? De l’illustration, notamment.
J.C. : Oui. L’animation a vraiment pris le devant sur l’illustration. Pendant longtemps, c’était le contraire : je faisais beaucoup d’illustrations pour honorer des commandes, et je faisais ce dont j’avais envie en animation. Je voulais seulement être auteur, sans contraintes de commandes. Maintenant, c’est différent : je fais plus de travaux de commandes en animation. Donc je veux revenir à l’illustration. Je suis coincé ! Il faut que je redonne des cours de tennis !
Tu es sorti de l’école en 99, mais ton premier court date de 2004. Que s’est-il passé pendant ces cinq ans ?
J.C. : Étudiant, je suis parti à Londres avec un programme d’échange Erasmus. Je n’ai pas fait de film de fin d’études, je ne le regrette pas, j’ai fait d’autres choses. Quand on développe un film d’animation, il ne faut se concentrer que sur ça. Si on travaille à côté, le projet n’avance pas. J’ai eu l’opportunité de faire un premier film après mes études, en rencontrant ma première productrice. Sans elle, je n’aurais pas fait de premier film, donc pas de deuxième. J’ai eu de la chance : quand on commence à sortir des rails, une fois dans le monde du travail, c’est très dur d’arriver ne serait-ce qu’à monter un projet d’animation.
Une histoire vertébrale et Skhizein sont nés de croquis. Est-ce que face au premier, tu étais conscient que tu allais te lancer dans la réalisation ou tu as juste senti que le dessin pouvait être exploité autrement qu’en illustration ?
J.C. : J’ai conçu le premier croquis quand j’étais à l’école et le film s’est fait quatre ans après. J’ai commencé à vouloir raconter une histoire au personnage que j’avais dessiné. Je n’étais pas du tout attiré par le travail en solitaire qu’est la bande dessinée. Il ne me restait qu’un moyen, faire enfin un film d’animation, ou alors, ne rien raconter.
À l’époque, je ne me rendais pas compte que c’est très dur de faire un film d’animation, que ça demandait du temps, beaucoup de travail, et peu d’aides extérieures. En même temps, c’était mon premier film. Je le faisais aussi pour me rassurer, savoir si j’étais capable de raconter une histoire, et déterminer si c’était vraiment ça que je voulais faire par la suite. C’était important pour moi d’arriver au terme de quelque chose qui avait mûri pendant un certain temps.
Dans les deux films, il y a un parallèle, une attention commune pour les personnages décalés et hors normes. Précédemment, avais-tu déjà le goût de l’atypique ?
J.C. : Moi, je viens du visuel, je fais beaucoup de dessin. C’est sûrement une déformation de partir d’un concept fort, symbolisé par un physique un peu inhabituel, et c’est vrai que mes films touchent à la différence, sujet auquel je suis sensible. Mes scénarios se sont écrits autour de personnages qu’on ne voit pas beaucoup au cinéma, des personnages un peu cassés, mais en toute honnêteté, je n’avais pas prévu d’aborder à nouveau la question du handicap dans Skhizein. J’ai vraiment fait le deuxième film inconsciemment, alors que cela paraît évident quand tu vois les deux films. Maintenant, avec le troisième, j’essayerai de ne pas aborder la question de la différence, mais plutôt de me mettre en danger. C’est drôle : j’ai l’impression que quand les gens font leurs films d’études, ils prennent plein de risques, et s’assagissent souvent par la suite. J’essaye de fonctionner à l’envers, de combattre une certaine prudence.
Le point de départ de Skhizein, c’est le dessin de ce personnage à côté de ses baskets, à quelques centimètres de la réalité. À quel moment dans l’élaboration de ton scénario, as-tu senti que tu allais parler de schizophrénie ?
J.C. : J’ai écrit la première version du scénario assez vite. La dimension psychologique est arrivée plus tard. Il se trouve que c’est un film sur la schizophrénie, mais je n’avais pas du tout prévu de faire un film sur ce sujet au départ. Je trouvais même que c’était un thème casse-gueule, mais l’idée est venue assez rapidement, parce que j’avais simplement dessiné un personnage assis sur une chaise sur deux calques différents. Quand on les faisait glisser, le personnage était toujours dans la même posture : il était assis, mais la chaise n’était plus là, et pourtant, cela n’avait pas l’air de lui poser problème. Plus on éloignait les dessins l’un de l’autre, plus ça risquait de se compliquer pour lui, surtout si il était également en décalage avec son quotidien.
Plus tard, je suis tombé sur l’idée de la schizophrénie par chance et grâce à Internet. J’ai découvert sur la Toile des symptômes qui correspondaient un peu aux problèmes de mon personnage, et je les ai incorporés au film.
Dans les films d’animation traditionnels, genre Walt Disney ou Pixar, les couleurs sont très vives et très gaies. La palette graphique choisie dans Une histoire et Skhizein est plutôt terne, sombre, et sobre à la fois. Est-ce lié à une idée d’intemporalité ou est-ce juste un choix visuel ?
J.C. : C’est surtout un choix. Mes films fonctionnent dans une animation 3D, mais j’ai une narration qui est plutôt 2D. C’est plus dur de travailler avec les couleurs. J’ai fait des tests, mais la couleur m’amenait une information dont je n’avais pas besoin. Je travaille plus sur des valeurs de noir et blanc, ce qui complique le moins l’image et ce qui est le plus efficace. Je pourrais faire mes films en couleur, mais pour être honnête, je n’ai pas envie de me rajouter une difficulté. Le noir et blanc me convient.
En parlant de difficultés, le premier film est muet, le second est parlant. Certains animateurs rencontrent parfois des problèmes à gérer la partie sonore de leurs films. As-tu hésité par rapport à l’utilisation de la voix dans Skhizein ?
J.C. : Non, pas du tout. Pour Une histoire, je ne voulais pas mettre de voix, parce que je n’en avais pas besoin et que c’était mon premier film, mais Skhizein devait automatiquement passer par la voix. Le film s’est vraiment écrit en même temps que les quelques phrases qui sont prononcées.
L’acteur y est pour beaucoup dans l’utilisation de la voix. Avant de faire jouer Julien Boisselier, j’ai enregistré ma voix pour l’animatique. Pour ne pas trop me planter, j’ai filmé le storyboard, inséré un timing, quelques sons, et lu le scénario. C’était vraiment atroce : je jouais très, très mal !
Quand Julien Boisselier est venu au studio d’enregistrement, tu as écouté sa voix, mais tu ne l’as pas regardé lire le texte. Pourquoi ?
J.C. : Je n’étais pas dans la pièce où il enregistrait, mais dans celle d’à côté. On faisait passer le film, et on enregistrait à côté avec le rythme pour faire abstraction de l’acteur. Ce n’était pas l’acteur qu’on utilisait, mais vraiment sa voix. Je ne voulais pas être influencé par sa façon d’interpréter l’histoire visuellement. Je voulais juste prendre sa voix.
Les deux films se sont faits en petit comité, avec des copains et des sensibilités communes. Est-ce que tu veux conserver cette dimension artisanale ?
J.C. : À l’échelle du court métrage, largement, je pense. C’est rare de trouver des collaborations qui fonctionnent, alors, quand j’en ai, et qu’elles marchent, j’ai tendance à les garder précieusement.
Quand je fais des travaux de commande, les gens redoutent de me demander autre chose que ce que je sais faire. J’évite de répéter cela avec les gens avec lesquels je travaille. Je me dis que si on s’est bien entendu dans un registre, ça leur ferait peut-être plaisir de faire totalement autre chose. Souvent, en contre-emploi, les gens s’investissent beaucoup et livrent des choses très intéressantes.
Sur Skhizein, quels ont été les contre-emplois ?
J.C. : Le musicien, Nicolas Martin, avait crée une musique très narrative dans le premier film, et il ne fallait autre chose dans Skhizein. Je l’ai briefé différemment, et ça s’est très bien passé. De même, pour la voix, je ne voulais pas forcément un acteur qui avait déjà fait de l’animation, parce que je voulais éviter qu’il arrive avec des codes et des habitudes. Julien Boisselier n’avait jamais joué dans un film d’animation, c’était un acteur vierge. Enfin, j’ai collaboré avec Marc Piera, un sound designer qui n’avait jamais fait d’animation, et qui travaille d’habitude pour la scène contemporaine.
Y a-t-il des éléments appris sur le premier film qui t’ont permis d’aborder le deuxième ?
J.C. : De la confiance, surtout. Quand on a fini un film, on pense qu’on est capable d’en faire un deuxième. Avec de la confiance, est plus à l’aise et on peut aussi plus se lâcher.
Tu t’es senti plus libre pour Skhizein ?
J.C. : Oui. Le traitement du film me permettait de m’ouvrir davantage à un maximum de choses. J’ai pu tester plus de bricoles que sur le premier qui était finalement très cartésien et très scolaire. Je me suis aussi fait embarquer par la musique. Le compositeur m’a livré des musiques qui ont participé au ton du film.
Restes-tu intéressé par l’idée de faire du court ? Le format te satisfait-il toujours ?
J.C. : Moi, je suis profondément attaché au court métrage. En animation, c’est vraiment un format de prédilection. On peut expérimenter beaucoup de techniques et de choses qui seraient insupportables à tester sur une longue durée. Sur dix minutes, on peut proposer des choses très riches, aussi bien narrativement qu’esthétiquement. Le court m’intéresse vraiment, je ne suis même pas sûr de vouloir faire du long.
Certains dessins t’incitent-ils déjà à envisager un troisième court ?
J.C. : Oui. Mais cette année, je n’ai absolument pas eu le temps d’y penser, je n’ai fait que de la commande. D’ailleurs, je suis assez frustré de ne pas travailler sur mes films, ce qui est bon signe. Deux scénarios m’attendent, mais il faut que je les écrive : l’un concerne un pilote de dragster, l’autre, un canard écorché.
Propos recueillis par Katia Bayer